Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
LES LETTRES DE MON TRAPICHE
31 mai 2018

« Los geranios », d’Ana Solari (par Laurence Holvoet)

 

Unknown

 

Casa editorial HUM, Montevideo, 2014, 108 pages.

ISBN : 978-9974-699-83-0

 

L’Uruguayenne Ana Solari (Montevideo,1957) est une touche-à-tout : écrivaine, dramaturge, musicienne, journaliste et professeure d’université. Elle a obtenu plusieurs bourses d’écriture de prestige et parmi elles, celles de la Fondation Guggenheim en 2000, de la Fondation Rockefeller en 2004 et de la Fondation Bogliasco en 2005. Elle a même reçu une bourse de la République de Chine Populaire en 2007 pour aller étudier le chinois à Pékin. Tout au long de sa vie, elle a composé et combiné ses différents arts, écriture, musique et même illustration et calligraphie. La Casa Editorial HUM, son éditeur actuel, met en avant dans sa biographie quelques uns de ses titres : Zack (1993), Tarde de compras (1997), Scottia (2002), etc. Elle a déjà publié une petite vingtaine d’ouvrages.

 

Cette courte histoire est, somme toute, banale. Une jeune femme qui dès le premier chapitre nous est présentée comme paumée entre alcool et sexe, vit avec sa mère, qui perd peu à peu son autonomie, et sa sœur, perpétuelle amoureuse un peu caractérielle. Progressivement, on découvre que les trois femmes vivent ensemble, comme figées dans le temps : il y a vingt ans, le mari et père les a plantées là sans explication. Depuis, chacune à sa manière, elles ruminent le pourquoi du comment et oublient un peu de vivre leurs propres histoires, leur propre vie.

Le récit est porté par un narrateur qui développe le point de vue de cette jeune femme dont les pensées un peu désordonnées nous sont exposées.

L’écriture d’Ana Solari est nette, chaque détail donné vient enrichir le tableau, mais il n’y a pas de digression si ce n’est celles qui jaillissent de l’esprit de la protagoniste principale. L’auteure dit avoir voulu d’abord écrire des nouvelles et puis s’être rendue compte qu’elles formaient finalement un récit cohérent. C’est ainsi que l’on distingue nettement une diversité des thèmes abordés : la culpabilité, le manque de rêves, la paresse, les relations familiales, le libre arbitre, etc.

Extrait d’un encart paru dans El Observador (Uruguay) le 25/07/2014 :

« Le récit d’Ana Solari s’inscrit dans un « réalisme sale » qu’elle cultive depuis son premier livre « Cuentos de diez minutos ».

La journaliste et professeure de littérature Alicia Torres le décrit ainsi : « Les personnages nous semblent sortir d’un film ou d’une nouvelle brève nord-américaine. La voix d’un narrateur invisible adopte la perspective de la protagoniste, une jeune fille rebelle et paradoxale, qui à travers le sexe et la boisson essaye de surmonter la trahison du père qui l’a abandonnée. Avec une sœur au cœur d’artichaut, une mère inefficace et un fiancé pas très présentable, la modeste tragédie familiale, imaginée et déroulée avec talent par l’auteure, s’autorise des étincelles d’humour ainsi qu’un soupçon de beauté qui incitent à penser que les choses méritent d’être regardées autrement ».

A découvrir, vraiment !

 

 

Deux morceaux choisis :

p. 22

- On a bien vécu ensemble, je veux que tu le saches.

- Je le sais maman.

- Il s’est fatigué, c’est tout. Il s’est fatigué d’être entouré de femmes.

- Je le sais maman.

- C’est sûr qu’il s’en est bien tiré. C’était un homme intelligent, adroit, bon. C’est ça qu’il était : un homme bon.

- C’était peut-être un homme juste ?

- Et comment veux-tu que je le sache ?

- Je croyais que l’on savait ça dans un couple.

La mère lui attrapa la main et l’écarta de sa tête.

- Tu sais bien que je n’aime pas que tu me caresses la tête.

Si tuer n’était pas puni par la loi, elle déploierait une énorme créativité, un incroyable talent pour la faire disparaître de la face de la Terre, de la galaxie, de l’univers. Mais non, la voix de la loi est là, l’autorité pure et dure, qui assure la saine cohabitation humaine. Elle allume la radio. Elle regarde par la fenêtre. Le temps se couvre. Faites qu’il pleuve et que la pluie chasse un peu la chaleur qui l’empêche de dormir la nuit. Il reste encore du temps avant la nuit. Trop. Une mélodie collante comme l’air chaud s’écoule de la radio. Qui peut donc danser avec cette chaleur ? Non, elle n’ira pas chez Jakob, même pas pour le ventilateur au plafond, ni pour les bières fraîches dans le frigo, ni pour l’escalier en bois. Elle restera là, près de la radio, comme si elle était en train de mourir, peu à peu, en pleine conscience. D’abord la vue, puis l’odorat, et après le goût. On sait que l’ouïe est le dernier truc qui reste. Ensuite les jambes deviennent lourdes, et puis les bras. On ne sent déjà plus ses mains. Un peu le poignet. Elle aurait dû enlever sa montre. Il est trop tard. Et puis c’est l’estomac qui cesse de fonctionner, les intestins, et puis elle ne sait plus quoi, et enfin le cœur. Son cœur cesse-t-il de fonctionner ? 

 

p. 39

- Qu’y a-t-il ?

- Je veux me marier avec toi.

C’est sûr, elle a mal entendu, ou alors elle est encore en plein milieu d’un cauchemar. Elle l’ignore et commence à boire son café. Si c’est un cauchemar, elle se réveillera vite, il n’y aura ni café, ni biscuit au chocolat, ni un Jakob si matinal dans la cuisine. Le café est bon, et elle pense que pour un café onirique, cauchemardesque, il est meilleur qu’il en avait l’air. Bon, c’est sa première expérience de café à l’intérieur d’un rêve, alors ça n’a pas non plus beaucoup de sens de s’y arrêter ou d’y consacrer plus d’attention. Mais une fois son café terminé, elle voit que Jakob est toujours là, qu’il n’a pas bougé d’un centimètre, ce qui est assez étrange parce que dans les rêves les choses se passent très vite, elle bouge d’un endroit à un autre sans vraiment de sens logique. Ce doit être un type de rêve différent. Elle doit faire attention à ce qu’elle mange, c’est certainement quelque chose qui est mal passé.

- Tu as entendu ce que je t’ai dit ?

La voix est trop proche pour que ce soit un rêve.

- Je pensais que j’étais dans un  cauchemar, excuse-moi. Qu’est-ce que tu disais ?

- Je suis venu te demander en mariage, mais je n’aurais jamais cru que ce serait si compliqué.

- Ce n’est pas compliqué, c’est stupide.

Alors Jakob prend sa tasse et boit une gorgée, deux, trois, cinq, jusqu’au bout, presque sans respirer. Puis il grignote un biscuit, machinalement.

- J’ai une bague dans ma poche, attends.

Les personnes maladroites ne devraient pas se mettre dans des situations aussi débiles. Poser le biscuit dans l’assiette, essuyer sa main pleine de vieux chocolat, la mettre dans sa poche et en ressortir la maudite bague, c’était clairement presque impossible à faire pour Jakob. Durant quelques minutes, son front – à lui – s’est couvert de sueur et son estomac – à elle – s’est contracté, et, enfin, il y est arrivé. C’était là, un petit paquet enveloppé dans un horrible papier rose, avec un ruban doré, et qui était resté si longtemps dans sa poche qu’on aurait dit le dernier gâteau à la crème d’un paquet écrabouillé par une meute de gamins.

Jakob le lui tend et puis s’agenouille devant elle. Est-ce que par hasard il était devenu complètement fou ?

- Qu’est-ce que tu fais ?

- A force de le répéter, je vais finir par oublier pourquoi je suis là. Veux-tu te marier avec moi ?

En fait, tout ceci s’est réellement transformé en cauchemar. Elle tremble à la seule pensée que sa mère puisse entrer maintenant, chargée de patates, de salades et de tomates, qu’elle laisserait rouler par terre dans la cuisine en voyant la scène. Et ne parlons pas de sa sœur. Oui, c’est un cauchemar, le pire de tous. »

Unknown-1

Commentaires
LES LETTRES DE MON TRAPICHE
  • Comptes-rendus de lectures (en français) sur des auteurs et livres d'Amérique du Sud non traduits en français. Blog créé et géré par un auteur péruvien (J. Cuba-Luque), un français (A. Barral) et une traductrice (L. Holvoet). Trapiche : moulin à canne
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Archives