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LES LETTRES DE MON TRAPICHE
17 octobre 2018

« El Auto », de Carlos Rehermann. (par Antonio Borrell)

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Editorial Random House, Montevideo, 2015, 120 pages.

ISBN : 978-9974-732-61-2

 

Carlos Rehermann, né à Montevideo en 1961, architecte de formation, est romancier, dramaturge, musicien et chroniqueur de presse. Il anime aussi des programmes de radio et télévision. Ses oeuvres dramatiques ont été représentées et primées lors de festivals dans divers pays. Francophone, il aime l’architecture romane du midi de la France, et pratique la plongée sous-marine depuis l’enfance.

Bibliographie : « Los días de la luz deshilachada », 1990, Ed. Signos,« El robo del cero Wharton », 1995, Ed. Trilce, « El canto del pato », 2000, Ed. Planeta, « Prometeo y la jarra de Pandora », 2006, Ed. Artefato, « Basura, Solos en el escenario », 2006 , « Dodecamerón », 2008, HUM (Dodecamerón étant considéré par certains critiques comme le meilleur roman uruguayen de ce début de siècle) , « Mapa de la muerte en Obras para un personaje », 2009, « 180 », en 2010, éditorial HUM (qui a déjà été évoqué il y a peu dans le Trapiche), puis « El Auto » en 2015 chez Penguin Random House, et « Tesoro », publié en 2016 qui a obtenu le prix « Narradores de la Banda Oriental » décerné sur manuscrit

 

ROUTE 5.

La route 5 est celle qui traverse l’Uruguay du nord au sud par le milieu, entre Rivera, à la frontière brésilienne, et Montevideo, la capitale. L’Uruguay est un petit pays, comparé à ses énormes voisins (Argentine et Brésil), sans hautes montagnes ou grands obstacles, on le traverse assez facilement à l’ère de l’automobile. L’auteur indique même le kilométrage correspondant à chaque chapitre. Mais l’essentiel d’un voyage est dans ses surprises et sa dimension initiatique, et de ce côté le narrateur ne sera pas déçu. Ce livre est donc à première vue un « road novel » comme on peut les aimer, avec sa part de dépaysement, mais les deux ouvrages de Carlos Rehermann déjà lus par le Trapiche nous ont montré comment cet auteur manie un mélange d’humour noir, de dérision, de cynisme, d’ironie et de désespoir qui fait sa signature. 

L’histoire commence à Rivera, au nord du pays, ville frontière ne faisant qu’une avec Santana do Livramento, sa soeur siamoise brésilienne. Alejo Murillo, un jeune homme de Montevideo, ayant quelques ambitions littéraires, est venu là sur la convocation d’une avocate pour prendre possession d’un petit héritage laissé par son oncle : sept-mille dollars en liquide, divers objets tels que des postes de radio et un appareil photo de marque, et surtout l’auto, une vieille Volkswagen Coccinelle qui n’a pas roulé depuis dix ans. C’est une longue journée qui commence, car il y a diverses formalités à accomplir, un garagiste à voir, autant d’occasions de croiser divers personnages, comme le notaire Olivera, fils illégitime de son oncle, mais principal héritier de sa fortune, ou l’avocate déjeunant au restaurant avec son mari… « La comida era mala y cara, y el servicio no podìa ser peor. El camarero sufrìa un syndrome comùn en su gremio: era sordo y ciego. Lograr llamarle la atenciòn requerìa unos esfuerzos gimnàsticos extraordinarios. » Le même jour à Rivera est organisé un grand défilé de gauchos à cheval, lequel finit dans un bain de crottin et d’urine, occasion de quelques sarcasmes bien sentis sur les gauchos et l’honnêteté supposément congénitale des gens de la campagne.

Quand vient enfin le moment de quitter Rivera pour Montevideo, l’après-midi est déjà bien avancée, mais Alejo espère encore faire toute la route avant minuit. Juste en sortant de la ville il manque de renverser l’avocate dans un quartier où elle ne semblerait rien avoir à faire… En route il ne résiste pas à faire un crochet par le village de Tranqueras, berceau de la famille. Arrivant au crépuscule il découvre l’endroit étrangement calme et désert, alors que pour le lecteur c’est l’occasion de découvrir quelques anecdotes scabreuses de l’histoire familiale, certaines ignorées même d’Alejo qui traverse au pas ce village fantôme comme si ses ancêtres le regardaient passer, cachés derrières leurs persiennes.

Au retour sur la route principale il fait nuit noire et le temps est orageux: éclairs et tonnerre sur la pampa. Sur la route déserte, ne croisant que de temps en temps d’énormes camions  chargés de troncs d’eucalyptus, Alejo subit de violentes averses, et son essuie-glace défectueux l’oblige par moments à s’arrêter. Sa traversée du pays dans la nuit se trouve compromise. La soirée déjà bien avancée, il arrive à Tacuarembò, et se met à la recherche d’un garagiste, puis d’un restaurant, rencontre un mendiant et reprend son errance nocturne tout en méditant sur la condition d’écrivain, arrivant à cette conclusion bien digne de Rehermann : « Toda escritura con sentido es una nota de suicidio. » Une nouvelle averse et il frôle l’accident grave. Lorsqu’il arrive à la ville de Paso de los Toros, il est résigné à chercher un endroit ou dormir le reste de la nuit. Egaré dans de petites rues obscures, inquiet à l’idée de se faire voler les sept-mille dollars cachés dans sa ceinture, il se dirige d’abord vers un hôtel borgne, puis fait la rencontre d’un étrange auto-stoppeur qui le convainc de l’emmener.

Ils reprennent donc la route en direction de Durazno quand l’inconnu, Miguel Pruss, propose à Alejo d’aller avec lui participer à un « sabbat », une célébration de la création de l’homme et de la femme, qui doit se tenir dans une grande propriété en pleine pampa. « No son orgias. Bueno, seguro que para algunos son orgias. Pero no. Son unas celebraciones muy vivificantes… » Alejo se laisse convaincre, et le voyage bascule dans une sorte de paisible fantasmagorie au cours de laquelle il croisera à nouveau l’énigmatique avocate de Rivera… Le jour venu, reprenant la route de Montevideo, il vivra encore une rencontre déstabilisante, lui révélant ses préjugés de classe, avec un enfant d’un quartier misérable qu’il charge d’aller lui acheter de l’essence… 

Au-delà des anecdotes des différentes étapes de ce voyage, les nombreuses digressions philosophiques, scientifiques ou culturelles, et les pointes d’humour sombre propres à l’auteur font toute l’originalité de ce court roman qui nous fait traverser l’Uruguay de nuit et sous la pluie, complètement à contre-courant des clichés et du folklore. Des trois ouvrages de cet auteur déjà moulus par le Trapiche, celui-ci semble être le meilleur candidat à une traduction en français. 

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  • Comptes-rendus de lectures (en français) sur des auteurs et livres d'Amérique du Sud non traduits en français. Blog créé et géré par un auteur péruvien (J. Cuba-Luque), un français (A. Barral) et une traductrice (L. Holvoet). Trapiche : moulin à canne
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