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LES LETTRES DE MON TRAPICHE
25 décembre 2020

« Cien agujeros de gusano », de Gustavo Alzugaray. (par Antonio Borrell)

51459188

 

Editorial Fin de Siglo, Montevideo, 2019, 150 pages.

ISBN : 978-9974-49-987-4

 

Gustavo Alzugaray est né à Treinta y Tres, dans le nord-est de l’Uruguay, en 1961. Il a été chroniqueur culturel et rédacteur pour diverses publications. Il vit actuellement en Belgique et travaille dans divers domaines : graphisme, BD, traduction… « Cien agujeros de gusano » est son premier roman. Il est lié à une génération d’auteurs uruguayens où se distinguent particulièrement Amir Hamed, Gustavo Espinosa (son ami d’enfance et préfacier du roman), ou Carlos Rehermann, tous déjà évoqués dans le blog du Trapiche.

 

C’est un premier roman signé par un homme mûr, et pour un coup d’essai, un coup de maître. Cent cinquante pages extrêmement denses qui demanderont au lecteur une certaine concentration car les partis-pris de l’écriture ne vont pas vers la facilité. Dès les premières pages la qualité de l’écriture est évidente : le premier chapitre, particulièrement réussi, est un véritable défi à la traduction, qu’il faudra essayer de relever un jour.

« Cent trous de vers », ce titre mystérieux dont l’explication ne vient pas tout de suite, prend tout son sens à mesure qu’on entre dans le livre. Ces passages secrets sont autant de tunnels entre époques et univers, entre les nombreux « boliches » de Montevideo où les conversations vont bon train autour des verres de grappa, entre le passé et le présent, entre les souvenirs d’une jeunesse aux temps de la dictature finissante des années 80, et un «temps  présent» de la narration qu’on peut situer dans les années 2005-2010, les amours perdues, les amours présentes, les amitiés anciennes, les divergences politiques…

La narration emprunte constamment ces raccourcis spatio-temporels sans coupure, sans paragraphes, sans séparer le récit du dialogue en style indirect qui y est étroitement mêlé, ce qui produit un effet d’immersion dans les émotions, où domine la nostalgie… On peut imaginer que ces choix ont exigé un travail considérable à l’auteur qui ne voulait pas rester dans le « modèle standard » de la chronologie et de l’alternance récit-dialogue. Il a relevé le défi avec succès, même s’il en résulte que « résumer l’histoire » est bien difficile. Au-delà de l’anecdote, ce roman fait le portrait d’une génération, de son éducation sentimentale, politique et culturelle, entre université, cinémathèque, bouquinistes de la célèbre rue «Tristan Narvaja», littérature argentine (Borges, Bioy, Marechal), rock, manifestations contre la dictature et disputes politiques entre une gauche marxiste orthodoxe et une autre plus libertaire, disputes qui vont jusqu’à rendre certains amours impossibles. Pour qui a lu les romans de Gustavo Espinosa, et surtout « Carlota podrida », il y a un effet d’écho tout à fait passionnant, en raison de la proximité entre les deux auteurs, mais surgissent aussi d’autres réminiscences, d’autres résonnances, avec « Arena » de Lalo Barrubia, ou bien « Adios Diomedes » de Leandro Delgado.

Au premier chapitre, c’est la mort de son ami Bogdan, et la veillée funèbre qui plongent le narrateur, Gustavo, dans leurs souvenirs communs. Bogdan était un personnage génial et charismatique mais déconcertant qui a marqué tous ses amis, un écrivain ambitieux et exigeant qui laisse orpheline cette génération. Gustavo se souvient qu’il a travaillé quelques années plus tôt avec Bogdan dans une étrange administration municipale en charge de la nomenclature des rues de Montevideo, dans le labyrinthe de couloirs et de bureaux de l’énorme édifice de « l’Intendencia » au centre de la ville. Les missions de ce service ont quelque chose d’absurde et kafkaïen quand il s’agit de désamorcer les conflits de susceptibilités autour des changements de noms de rues, par exemple lorsqu’une société d’admirateurs de Carlos Gardel refuse que le nom d’un ancien footballeur soit apposé trop près de celui du chanteur. Bogdan étant un chef insaisissable, c’est à Gustavo, Laura et d’autres collègues qu’il reviendra de résoudre ce problème après une série d’épisodes cocasses et de rencontres avec certains personnages hauts en couleurs. Malgré la relative brièveté du livre, et sa tonalité nostalgique, de multiples histoires s’y mêlent, non sans humour. Ce sont d’ailleurs des touches d’humour qui apportent des respirations dans ce texte dense, comme les notes qu’échangent les fonctionnaires sur les fiches de nomenclature des rues, ou bien les quelques dialogues par internet entre le narrateur et son ami Eduardo resté dans leur ville natale de Treinta y Tres, et certaines tirades en lunfardo, l’argot du Rio de la Plata et du tango. 

La trame du récit entrelace aussi les destins de Mariel la « bolchevique », le grand amour de jeunesse perdu, et Laura, Gonzalo, Claudia et son père le « Cholo », la mystérieuse disparition de Bogdan, qui font toute la richesse du récit.

Le lecteur connaissant un peu l’Uruguay actuel peut soupçonner qu’il a affaire à un roman à clefs, et que des personnages bien réels se cachent derrière tous ces protagonistes. Ayant eu la chance d’échanger à ce propos avec l’auteur j’en ai eu confirmation. Outre que le narrateur s’appelle Gustavo comme l’auteur, on peut révéler que Bogdan est inspiré par Amir Hamed, ou que l’ami Eduardo resté à Treinta y Tres est Gustavo Espinosa, ceux-là je les avais devinés. Il y en a d’autres que je garderai pour moi, question de discrétion. 

POST SCRIPTUM : il apparait que certaines finesses m'ont échappé, par un effet d'un piège délibérément tendu par l'auteur dès le début. Je m'abstiendrai de modifier ma chronique, car finalement ça n'a pas affecté le plaisir de la lecture, et je ne voudrais pas tricher a posteriori pour avoir l'air plus intelligent que je ne suis.

 

Gustavo-Alzugaray

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