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LES LETTRES DE MON TRAPICHE
6 février 2021

« La màquina de pensar en Gladys », de Mario Levrero. (par Antonio Borrell)

Z-gladys

 

Editorial Criatura, Montevideo, 2017, 140 pages.

ISBN : 978-9974-8533-3-1

 

Mario Levrero, 1940-2004, né et mort à Montevideo, est devenu un auteur-culte pour toute une génération de lecteurs et d'auteurs uruguayens. Classé parmi les « bizarres » de la littérature de son pays, c'était un « touche à tout » qui s'est essayé à divers genres, mais son œuvre abondante commence à peine à être traduite en français : un état de fait incompréhensible pour qui la découvre tardivement et ne peut que reconnaître son caractère extraordinaire.  Le Trapiche a déjà présenté en 2016 ses roman « La Ciudad », « El Lugar » et « Paris », puis plus récemment, deux livres « autour de Levrero », à savoir : « Conversaciones con Mario Levrero » de Pablo Silva Olàzabal, et « Maldito Levrero ! » de Jerome Vonk.

Quelques éditeurs français commencent à publier Levrero : « J’en fais mon affaire » (L’arbre vengeur, 2012), « Le Discours vide » (Noir sur blanc, 2018).

 

En 2017, les éditions Criatura, de Montevideo, ont réédité ce premier recueil de contes de Mario Levrero, initialement publié en 1970. Quelques textes sont datés des années 66-67. C’est un Levrero encore jeune qui écrit, et pas ce monsieur mûr, chauve, hirsute, et les sourcils en bataille et de grosses lunettes, qu’on peut voir sur ses plus célèbres photos. Je n’ai pas lu assez de livres de cet auteur (ce n’est que le quatrième) pour être en mesure d’évaluer son évolution avec l’âge. Dans ces nouvelles je retrouve bien ce qui m’avait séduit dans les romans : « La Ciudad » (1970), « Paris » (un chef d’œuvre, 1980) ou « El lugar » (1982). 

Ce qui séduit dans l’écriture de Levrero c’est sa capacité à entraîner le lecteur même le plus sceptique dans son univers onirique, angoissant, cauchemardesque, où il faut se plier à des obligations déconcertantes, des logiques incompréhensibles, dans une réalité à la fois si étrange et prosaïque, dans des mondes parfois en ruines où les protagonistes se raccrochent désespérément au sexe comme pour s’assurer qu’ils sont encore en vie. (C’est à ce titre que « Paris » est magistral.)

La petite douzaine de textes qui constituent ce livre sont de longueurs très variables. Le conte éponyme ouvre et ferme le recueil et il laisse perplexe. (Voir l’extrait ci-dessous). « Historia sin retorno », très court, raconte les vaines tentatives d’un homme pour se défaire de son chien, avec une chute très drôle. Dans « La calle de los mendigos », un homme veut s’allumer une cigarette mais son briquet est en panne. Il entreprend alors de le démonter, en extrait des pièces minuscules qui en se dépliant prennent de plus en plus de place, au point qu’il finit par pouvoir entrer à l’intérieur, toujours plus loin, jusqu’à déboucher dans… On n’en dira pas plus ici. 

 « La casa abandonada » : un groupe de personnes mal défini se consacre en secret à explorer une étrange maison abandonnée et son jardin, beaucoup plus grand que le pâté de maisons qui le contient. Dans la maison une quantité de phénomènes étranges se produisent, et dans certains tuyaux vivent des hommes et des femmes miniatures, ce qui a éveillé en moi un lointain souvenir de lecture de « Soleil des loups » d’André Pieyre de Mandiargues. Peut être une piste pour une étude comparatiste approfondie des deux auteurs. 

« El sòtano » est un des textes les plus accrocheurs, qui mériterait peut-être une lecture psychanalytique. Carlitos, un petit garçon, vit avec ses parents au centre d’une maison aux longs couloirs rayonnants donnant sur un nombre inconnu de pièces, où se trouvent parfois des personnages étranges et familiers, comme la bonne, une grand-mère, un grand-père. Il sait que quelque part se trouve l’accès à une cave contenant un secret que ses parents lui interdisent absolument de découvrir. (Ces couloirs et ces nombreuses chambres préfigurent ils le roman « El lugar » ?) Il y a aussi un jardin immense peuplé de jardiniers-nains et d’insectes qui parlent, un univers digne de Lewis Carroll, plein de règles étranges et de punitions folles. Bien entendu, toute sa vie Carlitos va chercher à percer le secret de cette cave, jusqu’au jour où, devenu adulte, il y descend enfin…

« Ese lìquido verde » est un bref intermède humoristique avant « La casa de pensiòn », encore une maison étrange et oppressante, dont les hôtes circulent en rampant dans des tunnels qui les obligent à traverser des pièces où vivent leurs voisins, qu’ils surprennent en plein dans leurs ébats, un conte qui préfigure encore « El lugar » ou bien l’asile d’indigents dans « Paris ».

« Gelatina » est un conte apocalyptique. Dans une ville en ruines qui n’est pas nommée, (certains indices laissent penser que ce pourrait être Montevideo, car on y trouve des lieux nommés « ciudad vieja, escollera, rambla »), s’agitent les survivants, provisoires, d’une catastrophe. Une chose nommée « gélatine » envahit inexorablement ce monde, ronge immeuble par immeuble, quartier par quartier. Le récit semble être le journal d’un narrateur qui note de façon erratique certains événements, parfois de brèves notes, visions d’un chaos où l’on ne survit que dans la violence, entouré d’autres épaves, en s’accrochant à des souvenirs d’amours perdus, ou de rencontres sporadiques, de brefs moments où l’on se récite des poèmes en français, comme « Barbara », de Prévert et Montand…

Dans « Los reflejos dorados », le narrateur découvre dans une cave un petit trou dans un mur par où passe un rayon de soleil, et en y collant son œil aperçoit les paysages radieux d’un autre monde.

En résumé ce livre est une excellente introduction à l’œuvre de Mario Levrero, mais il ne vous dispensera pas de lire ses romans !

  

EXTRAIT :  « Antes de acostarme hice la diaria recorrida por la casa,para controlar que todo estuviera en orden; la ventana del baño chico, al fondo, estaba abierta –para que durante la noche se secara la camisa de poliéster que me pondría al día siguiente-; cerré la puerta (para evitar corrientes de aire); en la cocina, la canilla de la pileta goteaba y la apreté, la ventana estaba abierta y la dejé así –cerrando la persiana-; la lata de la basura ya había sido sacada fuera, las tres llaves de la cocina eléctrica estaban en cero, la perilla de control de la heladera marcaba 3 (refrigeración suave) y la botella empezada de agua mineral tenía puesto el tapón hermético, de plástico; en el comedor, el gran reloj tenía cuerda para algunos días más y la mesa había sido levantada; en la biblioteca debí apagar el amplificador, que alguien había dejado encendido, pero el tocadiscos se había apagado en forma automática; el cenicero del sillón había sido vaciado; la máquina de pensar en Gladys estaba enchufada y producía el suave ronroneo habitual; la ventanita alta que da al pozo de aire estaba abierta, y el humo de los cigarrillos del día se escapaba, lentamente, por ella; cerré la puerta; en el living hallé una colilla en el suelo; la deposité en el cenicero de pie, que la sirvienta se ocupa de vaciar por las mañanas; en mi dormitorio le di cuerda al despertador, comprobando que la hora que indicaba coincidía con la del reloj pulsera en mi muñeca, y lo puse para que sonara media hora más tarde a la mañana siguiente (porque había decidido suprimir el baño; me sentía un poco resfriado); me acosté y apagué la luz.

Por la madrugada desperté inquieto, un ruido desacostumbrado me había producido un sobresalto; me ovillé en la cama y me cubrí con las almohadas y me puse las manos en la nuca y esperé el final de todo aquello con los nervios en tensión: la casa se estaba derrumbando. »

  

 

 

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