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LES LETTRES DE MON TRAPICHE
8 mars 2022

« La vida es tempestad », de Virginia Martinez. (par Antonio Borrell)

la vida es tempestad

 

Ediciones de la Banda Oriental, Montevideo, 2017, 250 pages.

ISBN : 978-9974-1-1005-2

 

Virginia Martinez est née à Montevideo en 1959. Professeur d’histoire, réalisatrice et productrice, elle a été directrice de la télévision nationale uruguayenne, et compte un certain nombre de films documentaires historiques à son actif. Elle a aussi écrit plusieurs livres dont : « Los rusos de San Javier » (2013), « Siglo de mujeres » (2010), « Tiempos de dictadura »(2005), « Los fusilados de abril » (2002).   

Pour une fois, voici un livre de non-fiction, dont le sujet me touche particulièrement, car il y a presque trente-cinq ans à l’université Paul Valéry de Montpellier, j’avais ébauché un mémoire de maîtrise sur la vie et la pensée de Rafael Barrett. J’avais acquis la presque totalité des unités de valeur de ma licence, et l’une de mes profs de civilisation latinoaméricaine, Christiane Tarroux-Follin, m’avait proposé de prendre un peu d’avance sur la maîtrise en commençant ce travail. C’était dans ce domaine que j’avais des notes très honorables, et le sujet m’intéressait. Je fis donc mes premières armes de paraguayologue universitaire sans avoir jamais mis un pied dans le pays. Le seul livre de Rafael Barrett disponible en Europe était « El dolor paraguayo » dans la fameuse collection Ayacucho. Ma carrière de chercheur fut brève mais pendant ces quelques mois j’ai pris mon projet suffisamment au sérieux pour trimballer mon dossier plein de notes et de brouillons un peu partout où j’allais, et même dans mon sac de marin quand j’ai embarqué comme équipier sur un catamaran qui partait de la Trinité sur Mer pour les Canaries. Ma première vraie tempête. Mais c’est une autre histoire… Les années ont passé, j’ai décroché de la fac, avec toujours la nostalgie de cette recherche inachevée, et j’ai un peu perdu le contact avec ma prof. Plus tard, dans les années 2000 j’ai même fait apparaître Rafael Barrett dans mon premier roman, enfin publié en 2010. Croyant avoir payé ma dette envers lui, je l’ai un peu oublié. Jusqu’en 2013 où j’ai commencé à visiter le cône sud : Argentine, Uruguay, et un tout petit peu du Brésil et du Paraguay. Je n’avais pas oublié Rafael Barrett. Et voilà qu’à un nouveau retour à Montevideo en 2017, j’apprends la parution du livre de Virginia Martinez ! J’en ai donc acheté plusieurs exemplaires, dont un que j’ai fait parvenir à Christiane Tarroux-Follin, qui entretemps avait pris sa retraite, mais que j’avais tenu à revoir. Quant à l’exemplaire que j’avais gardé pour moi, je l’ai conservé soigneusement, je l’ai souvent feuilleté, avant de le lire intégralement en ce mois de mars 2022. Il était temps !

barreteldolorparaguayo

 

Et Rafael Barrett, dans tout ça ? S’il est considéré comme un des plus importants écrivains paraguayens, il est né en 1876 à Torrelavega, près de Santander, dans le nord de l’Espagne, de père anglais et de mère espagnole, dans une famille très aisée. Il n’a vécu que brièvement au Paraguay, séjour entrecoupé de périodes d’exil politique, notamment à Montevideo et de clandestinité, en raison de ses positions anarchistes. Une vie brève et tourmentée car il est mort à 34 ans, en France ! Le titre du livre de Virginia Martinez est une citation de Rafael Barrett, « la vida es tempestad », on ne pouvait mieux choisir. Du temps de mes recherches universitaires, je savais que Barrett avait laissé un tout jeune fils au Paraguay, mais faute de plus d’information, j’ignorais s’il avait grandi et s’il avait eu une descendance. C’est grâce à Virginia Martinez que j’ai découvert que la postérité de Rafael Barrett était une famille nombreuse dont chaque génération a produit à son tour des militants révolutionnaires dont les destins tragiques ont reflété tous les orages du vingtième siècle latinoaméricain ! Le livre se divise en trois parties centrées successivement sur le père, Rafael, puis le fils, Alex, et enfin la petite-fille, Soledad.

Barrett

 

Rafael

En 1903, Rafael Barrett, en rupture avec son milieu social et intellectuel madrilène (il était l’ami de bon nombre d’écrivains espagnols de la « génération de 1898 ») quitte l’Europe pour l’Argentine. Il a 27 ans, ses parents sont morts, il est à peu près ruiné. "...como todos quienes llegan a la América del Sur para ofrecer su honda sabiduría, manteniendo con amoroso cuidado el secreto de sus fracasos europeos.", comme dirait Carlos Rehermann dans son roman « Dodecameron », déjà commenté par le Trapiche.

Si Rafael Barrett est connu comme écrivain et journaliste, chroniqueur et polémiste (il gagna l’admiration du jeune Jorge Luis Borges), il avait aussi une formation scientifique, en mathématiques et géométrie. Déclassé et déraciné, il commence à écrire dans la presse de Buenos Aires, avant d’être envoyé en 1904 au Paraguay pour un reportage sur une révolte du « parti libéral » contre un général gouvernant alors ce pays ravagé deux générations plus tôt par la guerre dite « de la Triple Alliance », véritable guerre d’extermination à l’issue de laquelle le territoire fut dépecé par l’Argentine et le Brésil. Prenant au début le parti des révoltés, Rafael Barrett sera dans un premier temps adopté par la fraction « éclairée » de l’oligarchie qui s’empare du pouvoir. Bientôt, il constatera que leur exercice du pouvoir n’est guère différent de celui de leurs prédécesseurs. Mais il a trouvé une patrie d’adoption et l’amour en la personne de Panchita, toute jeune fille d’une famille de propriétaires terriens. Son intransigeance politique, son anarchisme et ses écrits dénonçant l’exploitation sans pitié des ouvriers agricoles vont lui valoir de plus en plus d’ennemis. Il réalise que son travail de géomètre favorise les grands propriétaires. Son fils Alex nait en 1907. Les soubresauts de la vie politique paraguayenne l’obligent à passer dans la clandestinité, puis à s’exiler un temps à Montevideo. En Uruguay il gagne l’admiration et l’amitié d’un bon nombre d’intellectuels de l’époque, dont Emilio Frugoni. Malade de la tuberculose, il va retourner clandestinement au Paraguay et se cache dans l’hacienda isolée d’un de ses amis. Pauvre et de plus en plus malade, il embarque en septembre 1910 vers la France en quête d’un traitement miraculeux, et meurt à Arcachon, en décembre de la même année. 

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Alex

Bien moins célèbre que son père, qu’il avait très peu connu, Alex Barrett a été pourtant beaucoup plus intensément et longuement impliqué dans la vie politique du Paraguay. Elevé par Panchita, sa mère, dans des idées à bien des égards très conservatrices, il fut un militant révolutionnaire assez paradoxal. Pourtant Panchita cultiva toujours la mémoire de son mari, mort si loin d’elle. Mais de culture catholique et rurale, elle transposa les valeurs de l’anarchiste cosmopolite dans son propre cadre conservateur où, par exemple, la charité tenait lieu de justice sociale. Alex ne lut que tardivement les livres de son père, alors qu’il était déjà passé par d’autres moules. En effet dès le début de l’adolescence il fut interne d’une école militaire, avec l’assentiment de Panchita. Par la suite il fit une école d’officiers de marine en Argentine : en effet aussi étrange que cela paraisse, le Paraguay avait une marine de guerre, qui opérait sur les grands fleuves bordant ce pays privé d’accès à la mer. Au-delà du sort de la descendance de Rafael Barrett, le livre de Virginia Martinez regorge d’informations parfois stupéfiantes, comme l’histoire des enfants soldats paraguayens, réchappés des massacres de la « Triple Alliance » qui furent pour certains enrôlés d’office dans les armées des pays ennemis ! Alex Barrett, né plus tard, ne fut pas de ceux-là mais il en côtoya, qui avaient quarante ans de plus que lui. Le Paraguay au début du vingtième siècle subissait dans sa politique intérieure les conflits de clans de l’oligarchie locale, entre « pro-brésiliens » et « pro-argentins ». Lui-même conserva de son passage chez les futurs officiers de marine argentins des amitiés avec des gens appelés à jouer leur rôle dans les coups d’état et dictatures à venir, dans les tourmentes de l’époque péroniste et anti-péroniste ! 

Pourtant, pour des raisons peu claires, à la fin de sa formation, le jour même de la cérémonie, Alex refusa de prêter serment et quitta la Marine. Une rupture avec son milieu qui ressemble, même si ce n’est que superficiellement, à celles de son père. À la fin des années 1920, il est donc de retour au Paraguay chez Panchita, sans diplôme, et retourne à la terre, à son destin familial de propriétaires ruraux. De l’école navale il garde une solide formation en mathématiques, et le goût de la discipline militaire !

Il se marie une première fois et a deux fils, mais quitte leur mère quand il apprend qu’elle est la sœur d’un des assassins supposés d’un membre de sa famille, un oncle de Panchita. Il se remarie ensuite avec une institutrice rurale, Deolinda, avec qui il aura de nombreux enfants. C’est ainsi qu’à partir d’un fils unique et orphelin, la descendance de Rafael Barrett, ci-devant dandy madrilène, est devenue si nombreuse, et appuyée sur deux piliers : Panchita, puis Deolinda, deux paysannes paraguayennes. (Depuis l’extermination des hommes par la « Triple Alliance », le Paraguay reposait plus que jamais sur les femmes). 

C’est donc tout à la fin des années 1920 qu’Alex commence à lire les œuvres de son père, au moment où est créé le Parti communiste du Paraguay, dont il est d’abord sympathisant, sans y adhérer. Les polémiques entre marxistes et bakouniniste d’avant 1917 n’avaient sans doute pas atteint le fond des campagnes paraguayennes, pas plus que les alarmes d’Alexandre Berkman et d’Emma Goldman après la révolution bolchevique. Le Parti communiste du Paraguay naît dans l’ignorance, et vivra dans l’obéissance aux consignes staliniennes (on aimerait savoir comment circulaient les consignes exactement, sans doute passaient elles par Montevideo, à ce sujet on peut (re)lire « Sans patrie ni frontière » de Jan Valtin). Les années 30 sont marquées par une autre terrible guerre, celle du Chaco contre la Bolivie, dans laquelle Alex est mobilisé. En février 1936, le gouvernement en place est renversé par une coalition hétéroclite d’anciens combattants et de divers partis qui mettent au pouvoir un général, avec le soutien actif du Parti communiste. Mais ce nouveau pouvoir, de général en général, glissera vers des sympathies fascistes et nazi de plus en plus affirmées, sans que cela gêne trop Washington : une fois de plus la gauche s’est fait avoir en s’embarquant dans un mouvement révolutionnaire au discours national-populiste, et elle subira un sévère retour de bâton. C’est une constante de la gauche latino-américaine que cet entêtement stupide à ne pas comprendre ce genre de leçon. (Un ami anarchiste équatorien m’a ainsi résumé un jour la situation : « La gauche latino-américaine est une femme qui aime les uniformes »). En 1947, nouvelle guerre civile au Paraguay, Alex s’y implique à nouveau, encore un changement de généraux au pouvoir. On est désormais au temps de la guerre froide et les mouvements communistes deviennent plus que jamais les instruments de la politique soviétique contre l’impérialisme yankee. Rallié au PCP, Alex vit entre prison et clandestinité, coups de feu et tortures. Panchita et Deolinda assurent les arrières et gardent les enfants, les fils aînés à leur tour s’engagent dans le parti et la clandestinité. Les femmes et les enfants doivent se réfugier à Ituzaingo en Argentine, Panchita subvient aux besoins de tous en vendant peu à peu des morceaux des propriétés familiales. Quand le général Stroessner prend le pouvoir au Paraguay, c’est le pire des régimes qui s’installe à partir de 1954, jusqu’en 1989, toujours béni par les USA ! Alex participe encore à des tentatives d’organisation de guérilla sous la bannière du FULNA, mais c’est encore un échec. Après de nombreuses péripéties qu’on ne pourrait résumer ici, au début des années 1960 toute la famille Barrett est réfugiée en Uruguay et en Argentine, comme de très nombreux paraguayens qui n’ont d’autre choix que l’exil. Même Panchita doit les rejoindre à Montevideo, ayant fini de vendre tous ses biens au Paraguay. Elle travaille alors avec Alex à une édition des lettres que lui avait écrit Rafael, et elle meurt peu après, âgée de 85 ans ! 

En ce début des années 1960, l’Uruguay traverse une crise économique et sociale très difficile, et ce pays qui avait été une oasis et un modèle sur le continent est rattrapé par la réalité latino-américaine. Des groupes d’extrême-droite philo-nazi y sont actifs, alors que la gauche est en pleine effervescence castro-guevariste. Un mouvement de travailleurs journaliers des champs de canne à sucre de l’extrême nord uruguayen organise des marches sur la capitale, rappelant que leur réalité misérable ressemble fort à celle que dénonçait Rafael Barrett dans ses écrits soixante ans plus tôt. Ce mouvement sera à l’origine de la guérilla des « Tupamaros », dans la deuxième moitié des années 60.

Plus tard, en 1976, Alex sera expulsé d’Uruguay par la dictature instaurée en 1973, et partira pour le Venezuela, où il finira ses jours en 1981.

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Soledad

Née en 1945 au Paraguay, Soledad était une des plus jeunes filles d’Alex et Deolinda, et petite fille de Rafael et Panchita. (Un de ses frères aînés s’appelait aussi Rafael). Elle avait donc quinze ans quand la famille s’est réfugiée à Montevideo. À l’âge de 17 ans, elle se retrouve bien malgré elle au cœur d’une sale histoire, mais la suite de son destin sera encore plus tragique. 

En 1962, un petit groupe de nazillons uruguayens s’amusait à kidnapper des militants de gauche, pour leur faire crier des slogans d’extrême-droite et leur tailler des croix gammées sur la peau avec la pointe d’un couteau. Capturée en sortant d’un baby-sitting, Soledad sera la plus célèbre de leurs victimes, en raison de la notoriété de sa famille. Pourtant la presse de droite et la police essayeront encore de la discréditer et faire croire à une imposture de sa part. C’est alors que le célèbre, et vieux, journaliste uruguayen Emilio Frugoni (1880-1969) qui avait été l’ami du grand-père de Soledad (déjà en son temps réfugié à Montevideo pour fuir un tyran paraguayen), sauva l’honneur et reprit sa plume pour défendre la petite-fille. 

Soledad devint une héroïne de la gauche, et s’émancipa de l’autorité du pater familias, Alex, ainsi que de ses grands-frères militants communistes aguerris, Rafael et Alberto, qui avaient aussi connu prisons et tortures au Paraguay, ainsi que la discipline de fer du stalinisme. (Le livre évoque également le cas de l’homosexualité de Nany, sœur de Soledad, qui fut traité par la famille et le parti comme un problème politique à résoudre médicalement au moyen d’une « thérapie ». Des intégristes religieux n’auraient pas agi autrement. Le conservatisme rural paraguayen hérité du catholicisme, convergeait avec la rigueur stalinienne. Qu’en aurait pensé le libertaire fondateur de la lignée, et mort en 1910 ?). 

Fin 62-début 63, (juste après la crise des missiles de Cuba), Soledad rejoint son frère Rafael à Moscou, pour suivre une formation à « l’école supérieure du komsomol léniniste » où se retrouvaient de nombreux jeunes militants du monde entier. Elle remarque en Russie les privilèges des apparatchiks et le nombre d’alcooliques. Elle devient une « révolutionnaire professionnelle » et suit une formation militaire secrète. (Ainsi l’URSS fabriquait la chair à canon de sa lutte géopolitique contre les USA, en promettant des lendemains radieux à des gamins du tiers-monde). Un autre frère de Soledad et Rafael, Gaspar (dit Pacho) était lui aussi passé par une académie militaire, plus classique c’est-à-dire non-soviétique, au Pérou, avant de retourner participer à la guérilla communiste au Paraguay, par la frontière brésilienne, où il fut capturé. La répression par le régime de Stroessner et la dispersion des militants avaient disloqué le PCP qui traversa une crise profonde. Soledad de retour d’URSS rêvait d’aller se battre au Paraguay mais c’était impossible. Un coup d’état militaire au Brésil en 64 rendit la situation encore plus difficile. 

Le livre détaille d’une façon très intéressante la situation au Brésil, la révolte des marins, l’ascension de l’un d’entre eux, nommé Anselmo, comme figure révolutionnaire, la réaction des hauts gradés qui accusent le président civil, Goulart, de faiblesse face aux mutins, le coup d’état militaire soutenu par la CIA, l’exil de Goulart en Uruguay. 

À cette époque, une bonne partie de la fratrie Barrett, dont Soledad, quitte l’Uruguay pour se perfectionner comme futurs guérilleros à Cuba. L’île est alors le rendez-vous et l’université de tous les révolutionnaires du continent. Le dogme « foquiste » prétend qu’ils doivent tous reproduire le modèle qui a fonctionné à Cuba, c’est-à-dire créer des « foyers » de guérilla dont l’action va entraîner l’ensemble de la population opprimée derrière eux pour renverser les dictatures militaires. Un dogme qui, en dehors de Cuba, a connu 100% d’échec, qui a coûté la vie à son principal promoteur, le Che Guevara, ainsi qu’à un nombre énorme de ses imitateurs. Quand les « foyers » n’ont pas été impitoyablement exterminés par les militaires, ceux qui ont duré se sont dénaturés pour évoluer en mafias liées au trafic de cocaïne, comme en Colombie.

Pour les révolutionnaires paraguayens, l’impossibilité de créer une guérilla viable chez eux, et l’installation d’une dictature au Brésil, les conduit à penser qu’il faut d’abord participer à la libération du Brésil, avant de s’attaquer au Paraguay. Un raisonnement qui se tient dans une perspective internationaliste. C’est à cette époque que Soledad rencontre à Cuba un militant brésilien, José Maria, avec qui elle a une fille, Ñasaindy, née en 1969.

Malheureusement au Brésil, les différents groupes de guérilleros se font décimer, et pour un grand nombre de militants c’est le même cercle infernal : capture, tortures atroces, exécution sommaire et tombe anonyme. Les rares qui arrivent à en réchapper sont ceux que leurs camarades échangent contre des diplomates étrangers pris en otage. C’est dans cette période terrible que José Maria retourne au Brésil et disparaît. Peu à peu, certains commencent à soupçonner l’existence d’un infiltré chez les révolutionnaires, et l’identifient comme Anselmo, l’ancien marin mutiné devenu un de leurs héros depuis des années !

Les révolutionnaires brésiliens se divisent, les plus réalistes remettent en question le dogme du « foquisme » qui va d’échec en échec et condamne à mort les meilleurs et les plus courageux, tandis que les plus fanatiques estiment que ce serait une trahison de ne pas retourner se battre dans leur pays. Le communisme est une religion qui exige ses martyrs.

C’est dans ce contexte qu’à la fin 1970 Soledad quitte Cuba pour le Chili, où Salvador Allende vient de gagner les élections. Elle y retrouve sa sœur Nany et un groupe d’exilés brésiliens, restés en relation avec Anselmo, qui est toujours au Brésil. La petite Ñasaindy est restée à Cuba, confiée à une réfugiée brésilienne, Damaris. Elle passe ensuite quelques mois à Montevideo où ses frères tentent de la dissuader de se rendre au Brésil, dont ils savent que les groupes de guérilla sont pleins d’infiltrés.

Pendant ce temps, Anselmo, ayant réussi à aveugler et manipuler le noyau de révolutionnaires brésiliens exilés au Chili, était arrivé à se faire confier la mission de créer un nouveau foyer révolutionnaire dans la région de Recife, pour y attirer un certain nombre de militants sur qui il refermerait son filet. Soledad en fit partie, et vécut même en couple quelques mois avec Anselmo, et entraina dans l’aventure son jeune frère Jorge Barrett. Anselmo percevait de grosses sommes d’argent de l’organisation révolutionnaire dont il était en train d’organiser la perte.

Alors qu’une minorité de militants en exil étaient convaincus de la trahison d’Anselmo, et qu’ils essayaient en vain d’alerter leurs camarades, les dirigeants de l’organisation continuaient à lui faire confiance, et Soledad fut la plus aveugle jusqu’à la fin. À ce sujet le livre est encore une fois édifiant, son analyse sur la fragilité des organisations clandestines qui vivent dans le cloisonnement, la paranoïa et paradoxalement l’aveuglement volontaire jusqu’à la folie fait froid dans le dos. Les militaires et policiers brésiliens en charge de la lutte contre la guérilla touchaient des primes par tête, et la prime était plus élevée si leurs proies étaient des combattants aguerris passés par les entraînements à Cuba. Ils avaient donc intérêt à en attirer le plus grand nombre. 

Je passe ici sur les détails de la façon dont le piège d’Anselmo et des militaires se referma en janvier 1973 : les arrestations, les exécutions sommaires camouflées en bataille rangée. Soledad et une demi-douzaine d’autres y laissèrent la vie, et le jeune Jorge fut arrêté. Certaines pages sont à la limite du soutenable. 

Quand Alex, encore à Montevideo, apprit la mort de sa fille, il en attribua la responsabilité à Stroesner. En juin 73 un coup d’état plongeait l’Uruguay à son tour dans la dictature.

Après 6 mois de prison, Jorge est expulsé vers le Chili, d’où sa sœur Nany avait organisé une campagne pour obtenir sa libération grâce au gouvernement d’Allende, qui allait être renversé en septembre par Pinochet. Les Barrett durent fuir le Chili pour le Venezuela. Alex et Deolinda, leurs parents, ne tarderaient pas eux aussi, à rejoindre ce pays, qui n’était pourtant pas un bastion révolutionnaire à l’époque. Le « Plan Condor » se déployait sur le continent, les dictatures militaires pullulaient et organisaient une répression croisée contre les réfugiés de chaque pays chez les voisins, particulièrement entre Brésil, Paraguay, Argentine, Chili et Uruguay où la situation devenait intenable. 

Pour une célèbre famille nombreuse de révolutionnaires dispersés sur tout le continent, la répression ne cessait jamais, car il y en avait toujours un qui était exposé quelque part, arrêté, maltraité, tenu au secret, ou en danger de mort ! 

À Caracas, une grande partie de la famille étant réunie, Alex, le patriarche, se consacra encore à l’enseignement des mathématiques. Le contact fut rétabli avec Damaris, la « mère adoptive » de Ñasaindy, que Soledad avait laissée à Cuba en partant pour le Brésil. En 1978, c’est Alberto, un des fils aînés, qui tomba aux mains des tortionnaires argentins, mais Alex arriva à lui sauver la vie à distance grâce à sa vieille et paradoxale amitié avec un amiral argentin qu’il avait côtoyé à l’école navale cinquante ans plus tôt ! Par la suite Alberto fit une carrière de peintre en Argentine. 

Alex est mort en 1981, Deolinda en 1982, Nany en 1998, Alberto en 2018, mais une grande partie de la descendance du jeune homme solitaire et révolté qui avait quitté l’Espagne en 1903 vit encore dans divers pays du continent. Ñasaindy, élevée à Cuba dans une famille adoptive brésilienne vit au Brésil, elle est poète et artiste, elle a des enfants… Un bon nombre des Barrett ont apporté leurs témoignages au livre remarquable de Virginia Martinez. Cette enquête va largement au-delà d’une chronique familiale, c’est une histoire aux nombreux acteurs aux destins tragiques ou surprenants, une histoire des idées politiques (une grande part de la tragédie familiale se joue quand le fils de l'anarchiste antimilitariste entre dans la secte stalinienne où le suivront ses enfants), bref une lecture incontournable, un livre difficile à lâcher quand on l’a commencé ! Il y aurait là matière à plusieurs romans, si ce n’était une terrible réalité, et pour écrire cette saga d’un siècle sous forme de fiction, il faudrait les talents cumulés de Barrett, de Roa Bastos, de Bareiro Saguier, de Quiroga, de Garcìa Marquez et quelques autres !

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Virginia Martinez

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  • Comptes-rendus de lectures (en français) sur des auteurs et livres d'Amérique du Sud non traduits en français. Blog créé et géré par un auteur péruvien (J. Cuba-Luque), un français (A. Barral) et une traductrice (L. Holvoet). Trapiche : moulin à canne
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