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LES LETTRES DE MON TRAPICHE
30 juillet 2023

«Cuba, de eso mejor no hablar», de Carlos Liscano (par Antonio Borrell)

Unknown

 

Editorial Fin de Siglo, Montevideo, 2022, 150 pages

ISBN : 978-9915-660-96-7

  

Décédé récemment, le 25 mai 2023, Carlos Liscano était né à Montevideo en 1949 dans une famille modeste originaire du nord-est de l’Uruguay, aux confins du Brésil. Très jeune il fit partie du mouvement de guérilla de gauche des « Tupamaros », ce qui lui valut d’être emprisonné dès 1972, détention qui se prolongea durant toute la dictature (1973-1985). Après sa libération il s’exila en Suède pour ne revenir en Uruguay qu’en 1996. Il a exercé les métiers de journaliste et d’enseignant. En 2009 il est vice-ministre de la Culture, et de 2010 à 2015 directeur de la Bibliothèque Nationale. Il a reçu de nombreux prix et honneurs pour son œuvre littéraire, marquée par l’expérience de 13 années de prison. Si le Trapiche n’a jamais évoqué ses livres, c’est qu’un bon nombre d’entre eux étaient déjà traduits (par Jean-Marie Saint-Lu) chez des éditeurs importants, comme Belfond et 10/18. Il était d’ailleurs traduit en d’autres langues, comme l’italien et l’anglais, l’allemand, le portugais et l’arabe. Ses œuvres théâtrales ont été jouées dans de nombreux pays. Pour ses publications en français on peut citer :  Le Rapporteur et autres récits (2005), La Route d'Ithaque (2005), Ma famille (2005), Le Fourgon des fous (2006), L'Impunité des bourreaux (2007), Souvenirs de la guerre récente (2007), L'Écrivain et l'autre (2010), Le Lecteur inconstant suivi de Vie du corbeau blanc (2011).

  

Un spectre hante la gauche latino-américaine : le spectre de castrisme. Sujet qui fâche s’il en est. Le titre en dit long : « Cuba, mieux vaut ne pas en parler ». C’est donc un livre très courageux de la part de Carlos Liscano, qui fut un militant de gauche et le paya très cher sous la dictature en Uruguay : 13 ans de prison et de torture. Après « Los orìgenes » qui peut être lu comme un testament personnel, le livre sur Cuba serait comme un bilan ou un testament politique, avec un impératif d’honnêteté intellectuelle sur les idéaux pour lesquels il s’est battu toute sa vie. Il souligne l’irrationnalité presque religieuse, souvent jusqu’au martyre, qui caractérise la défense inconditionnelle du régime castriste par des générations de militants latino-américains. Il rappelle l’abdication de tout esprit critique même chez des intellectuels très instruits et supposément intelligents. (On avait observé la même chose en Europe dans les années 1920-1930 au retour d’URSS des révolutionnaires et des écrivains qui visitaient le pays : ils ne furent pas nombreux à dire la vérité).

Le premier chapitre évoque certaines polémiques au sein de l’intelligentsia et dans la presse de gauche uruguayenne, les prises de position de certains grands noms de la littérature du pays (Mario Benedetti, Idea Vilarino), et aussi le fait que toute voix dissidente s’exposait à l’ostracisme de la part des autres. Il rappelle aussi que ces « grandes consciences » en se portant caution du régime cubain, encourageaient dans leur erreur des militants plus jeunes et plus naïfs, comme lui. Il évoque aussi au passage l’intelligentsia française (Ignacio Ramonet) et européenne (les touristes idéologiques) qui tombèrent dans les mêmes aberrations. Dans le deuxième chapitre, il s’intéresse plus particulièrement au sort réservé aux homosexuels par la dictature castriste, l’éviction des universités, l’envoi aux champs pour des travaux forcés, et cite des extraits de discours de responsables castristes qui font froid dans le dos, n’ayant rien à envier aux idéologues fascistes d’antan, ni aux poutinistes d’aujourd’hui. Il consacre aussi un chapitre à l’idéologie anti-intellectuelle et viriliste-militariste du castrisme, qui exige la subordination de « l’intellectuel révolutionnaire » au « guerillero » mythifié, au militaire et à Castro lui-même (toujours en treillis vert), un anti-intellectualisme qui est encore un trait commun au castrisme, au stalinisme et à toutes les variantes du fascisme.

Le quatrième chapitre se penche plus particulièrement sur deux grandes figures de la littérature latino-américaine des années 60-70 : Gabriel Garcia Marquez et Julio Cortàzar. Le premier fut le chouchou du régime castriste, le second un admirateur déclaré mais mal aimé du dictateur. Même pour qui connaissait et réprouvait la relation perverse entre Castro et Gabo, les détails documentés, les citations et témoignages apportés par Carlos Liscano sont littéralement accablants, voire écœurants. L’image personnelle du prix nobel en sort très abimée, notamment par la façon dont il se vantait d’avoir tiré de prison un certain nombre de dissidents cubains grâce à son amitié avec le dictateur, tout en se faisant un thuriféraire de son régime. Le dernier chapitre analyse l’échec économique du régime, et le quotidien très dur des cubains, conséquences des délires autocratiques du « lider maximo » qui jouissait d’une véritable infaillibilité pontificale, de la bureaucratie, de la délation, de la peur et l’hypocrisie que ce type de régime cultive. 

En annexe, l’auteur ajoute les journaux de voyages qu’il rédigea lors de ses brefs séjours à Cuba en 1987, et à Léningrad en 1988, époque où il venait de s’installer en Suède et se consacrait à l’enseignement et l’écriture.

Ce livre est particulièrement intéressant car détaillé, émaillé de nombreuses références et citations, sans haine ni complaisance.  Il pousse à réfléchir au-delà du cas cubain, qui fut précédé par le cas soviétique, et comparable à bien d’autres impostures du même acabit, en particulier dans le tiers-monde aux mêmes époques : maoïsme, péronisme (jusqu’à aujourd’hui), régime algérien du FLN, dictature de Sékou Touré en Guinée, chavisme, pour n’en citer que quelques-uns…

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