Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
LES LETTRES DE MON TRAPICHE
23 novembre 2019

"El orden del mundo", de Ramiro Sanchiz. (par Antonio Borrell)

D_NQ_NP_684064-MLU25739950282_072017-O

Editions Fin de Siglo, Montevideo, 2017, 180 pages

ISBN : 978-9974-49-870-9

Ramiro Sanchiz, né à Montevideo en 1978 a commencé à publier en 1994 dans diverses revues de science-fiction d’Argentine et d’Uruguay. Auteur de nombreux romans et nouvelles, mais aussi journaliste et critique. Il a été aussi enseignant et guitariste de rock, et s'affirme fan de Dylan et Bowie, sans parler de nombreuses autres passions et curiosités. Ses principales références dans la SF sont Phillip K. Dick et H.P. Lovecraft. Son œuvre abondante et difficile à classer s’organise livre après livre comme une sorte d’arbre des possibles aux ramifications complexes, multiples uchronies et variantes autour de la vie ou des vies alternatives du personnage Federico Stahl qui pourrait être une sorte d’alter-ego de l’auteur, jusqu’à un certain point… (Pourtant les livres peuvent se lire dans le désordre.) Publié d’abord en Bolivie en 2014, « El orden del mundo » a reçu le prix national de littérature en Uruguay en 2016. 

 

Federico Stahl, le narrateur et protagoniste récurrent des romans de Ramiro Sanchiz est une sorte d’alter ego de l’auteur, mais d’un roman à l’autre, d’une nouvelle à l’autre, il n’est jamais « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ». Et à mesure qu’il construit cette oeuvre basée sur l’idée d’une infinité de variations possibles et de réitérations légèrement décalées, Ramiro Sanchiz entraine celui qui voudrait en rendre compte dans ce même jeu de variantes. Quand en plus ce rapporteur de l’oeuvre de Sanchiz, en plus d’écrire sur quelques romans, a traduit un certain nombre de ses nouvelles, il court le risque d’être a son tour piégé dans le tourbillon qui retient ensemble les différents fragments de cette oeuvre littéraire, un peu comme les fragments agglomérés d’un continent de déchets au milieu de l’océan, lieu essentiel de « El orden del mundo ».

Dans « Les autres livres » une nouvelle traduite en français par Jacques Fuentealba et publiée dans la revue Galaxies n° 16/58 en 2012 qui faillit gagner un prix de SF en France, Ramiro Sanchiz imaginait une librairie de livres anciens à Montevideo, où un Federico Stahl alors jeune écrivain, découvrait des oeuvres inconnues d’auteurs célèbres, ou des oeuvres écrites par de grands écrivains après la date leur mort, et même des livres écrits par lui même alors qu’il n’en avait pas connaissance. Il finissait par comprendre que cette librairie était une sorte d’Aleph au sens de Borges, un lieu singulier où venaient échouer les bouquins usagés d’une infinité d’univers possibles où tous nos écrivains et bien d’autres avaient vécu d’autres vies, et produit d’autres oeuvres. Dans « El orden del mundo » il reprend cette idée, oui c’est encore une variante, en lui donnant beaucoup plus d’ampleur : c’est un « continent de plastique » au centre de l’Atlantique Nord qui brasse les milliards de déchets de notre monde, mais aussi ceux d’une infinité d’autres univers possibles. L’Aleph prend la dimension d’un gyre, tourbillon de courants océaniques à l’échelle d’une mer de sargasses. 

L’auteur pousse le jeu de la réitération et de la variation jusqu’à commencer deux romans différents par le même paragraphe, mot pour mot, après quoi la divergence commence par petites touches entre « El orden del mundo » et  « Verde » écrit et publié plus tard, mais que j’ai lu et chroniqué avant. Alors pourquoi ne pas entrer dans son jeu en citant ici les premières lignes que j’avais écrites pour présenter « Verde »: « Nous serons nombreux à nous reconnaitre dans les jeunes protagonistes du premier chapitre de « Verde », préadolescents en vacances explorant à vélo le monde qui entoure la maison de leurs grands-parents, entre pinèdes et bord de mer, à l’âge où l’on se passionne pour les encyclopédies illustrées, les atlas et les aventures de l’équipe Cousteau».  A ces passions enfantines on pourrait ajouter celle des maquettes d’avions de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide, toute une culture enfantine ou adolescente des années 70-80 que je partage avec l’auteur, et ce malgré une certaine différence d’âge en ma défaveur. Presque trois ans ont passé depuis que j’ai commenté ici « Verde », et depuis j’ai traduit un certain nombre de nouvelles plus ou moins longues de Ramiro Sanchiz, me familiarisant encore plus avec son oeuvre. Alors je retrouve dans « El orden del mundo » certains éléments comme Marcos, l’ami d’enfance et compagnon d’aventures de grandes vacances, le vieil oncle Hilario qui perd la boule et raconte de faux souvenirs (à moins que son cerveau lui aussi devienne une sorte d’Aleph), ou bien un petit soldat de plomb offert à l’enfant par un vagabond dans une maison abandonnée, et Agustina, l’amour de jeunesse perdu dans un accident de voiture, qui sont présents dans la nouvelle « Fracture » que j’avais traduite pour l’anthologie bilingue « Histoires d’Uruguay » aux éditions Latinoir. 

Mais que raconte donc « El orden del mundo » ? Peut-être la quête névrotique et vouée à l’échec de mise en ordre de l’univers, une totalité impossible à embrasser, une multitude infinie d’univers brassés dans le vortex d’un continent de déchets flottant sur l’océan, une île où on imagine qu’il serait presque impossible de marcher car elle se déroberait constamment sous les pas, et qui pourtant contiendrait tous les objets et les souvenirs perdus par le narrateur dans cette vie et dans toutes les vies possibles qu’il aurait pu avoir, ou qu’il a eues. Le rêve d’ordonner le monde d’un petit garçon amateur d’encyclopédies. Le livre de sable de Borges

Le Federico Stahl de ce roman n’est pas devenu écrivain, bien qu’il partage l’enfance et certains souvenirs du Federico Stahl des autres romans, mais il est devenu un historien spécialiste de l’aviation de la deuxième guerre mondiale et de la guerre froide, auteur de plusieurs livres sur le sujet. Après la perte de son amour Agustina il a quitté l’Uruguay pour les Etats Unis, et travaille pour un riche collectionneur d’avions anciens. Un jour des images de  satellite révèlent la présence de l’épave d’un Mig-25 sur une île de déchets au milieu de l’Atlantique nord. Cet avion manquant à la collection, une expédition doit être organisée pour le récupérer. 

Mais l’expédition se passe mal, après un accident d’hélicoptère, on n’en saura guère plus, et tel le Robinson de Defoe ou le Critilo de Graciàn, Federico Stahl se retrouve naufragé et seul sur cette île. Mais ce Stahl narrateur n’est pas certain lui-même d’être allé là-bas, ayant perdu la mémoire de ce séjour son récit se base sur le journal qu’il en a rapporté. Mais en est-il vraiment l’auteur ? Toute la seconde partie du roman est une suite de commentaires sur le contenu de ce journal qui ne nous est jamais livré directement. C’est l’occasion de longues digressions, sur l’univers, son origine, le nombre de ses dimensions, et divers autres sujets où l’on se perd un peu dans l’immense érudition de Ramiro Sanchiz, lecteur boulimique, passionné de Joyce, de Proust, de Foucault et William Burroughs, pour n’en citer que quelques uns… 

Dans la troisième partie, le naufragé rencontre son Vendredi, ou son Andrenio, en la personne d’Ada, (Ramiro Sanchiz a aussi lu Nabokov) une jeune femme qui semble être sur l’île depuis plus longtemps que lui, et dont les souvenirs eux aussi brassent plusieurs passés différents, mais qui affirme avoir connu Stahl dans une autre vie. Ensemble ils explorent l’île et découvrent qu’elle contient des zones plus ou moins ordonnées au lieu d’être le vaste chaos auquel on s’attendrait. Mais Stahl va bientôt ressentir la nécessité de tuer Ada.

S’il faut conclure on pourra dire que ce livre n’est pas pour les débutants, il intéressera des lecteurs déjà initiés à l’oeuvre de Ramiro Sanchiz. Pour les novices on conseillera plutôt des nouvelles, ou d’autres livres précédemment évoqués dans « Les Lettres de mon Trapiche », comme « Nadie recuerda a Mlejnas », « La vista desde el puente » ou bien « Verde » pour ceux qui auraient atteint un niveau intermédiaire. Le projet littéraire de Sanchiz est vaste et ambitieux, il mérite qu’on s’y aventure en choisissant bien son chemin.

sanchiz-foto_1200w

Commentaires
LES LETTRES DE MON TRAPICHE
  • Comptes-rendus de lectures (en français) sur des auteurs et livres d'Amérique du Sud non traduits en français. Blog créé et géré par un auteur péruvien (J. Cuba-Luque), un français (A. Barral) et une traductrice (L. Holvoet). Trapiche : moulin à canne
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Archives