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LES LETTRES DE MON TRAPICHE
22 septembre 2022

« Còmanse la ropa », de Valentìn Trujillo (par Antonio Borrell)

comanse la ropa

Publié par la Ville de Montevideo, 2017, 240 pages.

ISBN : 978-9974-716-49-0

  

Né à Maldonado, dans le sud-est de l’Uruguay en 1979, est professeur de littérature après avoir exercé plusieurs autres métiers et fait des études de cinéma et de journalisme. Il a collaboré à diverses revues et journaux, dont « El Observador ». En 2007, il obtient un prix national pour un recueil de nouvelles intitulé «Jaula de costillas» , en 2013 c’est un autre recueil de nouvelles «Entre jìbaros» , en 2016 il participe à l’anthologie «13 que cuentan» auprès d’autres auteurs uruguayens de sa génération, puis en 2017 il obtient pour son roman «Còmanse la ropa !» le prix Onetti décerné par la Ville de Montevideo, prix accompagné d’une publication du livre, qui sera réédité en 2020 en Bolivie par les éditions « El Cuervo ».  En 2019 son roman «Revoluciòn en sepia» (éditions Random House) est lancé à l’occasion de la Foire internationale du livre de Montevideo. En 2020 il devient directeur de la Bibliothèque Nationale d’Uruguay.

  

La première fois que j’ai vu ce roman dans une librairie de Montevideo, la quatrième de couverture m’a sauté aux yeux, car elle promettait un grand récit d’aventures. C’est donc avec impatience, malgré plusieurs années de retard, que je me suis attaqué à cette lecture ! 

Si des historiens ont déjà étudié le cas des anciens soldats de Napoléon enrôlés dans les armées sud-américaines à l’époque des guerres d’indépendance contre l’Espagne, ce roman est à ma connaissance (limitée) le premier sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, en 1816 déjà, le général argentin San Martin forma une armée en vue de franchir les Andes et aller au secours des indépendantistes chiliens et péruviens, armée dans laquelle furent engagés un certain nombre de « grognards » et d’officiers qui avaient quitté la France de la Restauration monarchique. (Lorsqu’il était capitaine dans l’armée espagnole, en 1808, San Martin avait pourtant combattu les Français notamment à la bataille de Bailén en Andalousie, aux côtés de Français monarchistes émigrés, comme le marquis de Coupigny).  

Le roman de Valentin Trujillo commence quelques années plus tard, en 1823, et il est centré sur le personnage bien réel de Charles Frédéric Brandsen, un rescapé de Waterloo, probablement le plus célèbre de ces anciens officiers napoléoniens partis pour l’Amérique du Sud, car sa mort héroïquement stupide en 1827 à la bataille d’Ituzaingo, dans le sud du Brésil actuel, lui a valu une rue à son nom dans chaque ville d’Uruguay et d’Argentine, et une tombe monumentale au cimetière historique de la Recoleta à Buenos Aires. (Son nom d’origine néerlandaise s’écrivait Brandzen en Franse, avant d’être hispanisé en Brandsen).

En 1823, la guerre entre royalistes (souvent appelés « godos ») et indépendantistes, se poursuit au Pérou. Brandsen participe à une expédition embarquée au port de Callao près de Lima, pour aller occuper les ports dits « intermédiaires » dans la région désertique qui est aujourd’hui aux confins du Chili et du Pérou. Cette expédition vire à la déroute et les survivants sont contraints à réembarquer pour faire voile vers leur point de départ, El Callao.

C’est à ce moment précis que commence le roman, une nuit de mauvais temps, à fond de cale, à côté d’un cheval terrorisé, Brandsen, officier de cavalerie, se rappelle d’autres chevaux, d’autres guerres, en Pologne, dans les Andes, toute sa vie n’est que guerres et chevaux, puis après la défaite ultime de Napoléon, une semi-clandestinité en France, et le recrutement par un envoyé de la toute nouvelle république Argentine : Bernardino de Rivadavia . 

Un des compagnons d’armes de Brandsen dans cette campagne (et bien d’autres) est l’Argentin Lavalle qui sera aussi à Ituzaingo, mais mourra en 1841, tout aussi bêtement, dans le nord de l’Argentine, ce qui lui vaut d’avoir aussi sa tombe monumentale au cimetière de la Recoleta. L’histoire de la mort de Lavalle, et le sort de ses restes, sont la base d’un morceau de bravoure de la littérature argentine dans le grand roman d’Ernesto Sàbato, « Sobre héroes y tumbas » (Publié en français sous les titres « Alejandra » puis « Héros et tombes »).

Soudain le navire heure un récif, se disloque et sombre en quelques minutes dans l’obscurité de la fin de nuit. Dans la panique les survivants et les débris sont dispersés par les vagues. Accroché à la crinière d’un cheval qui a échappé à l’épave, Brandsen arrive à l’aube sur une plage déserte au pied d’une falaise qu’il ne peut escalader. Au matin, quelques survivants apparaissent en haut des rochers et Celestino, un soldat noir, sauve la vie de Brandsen en le hissant avec une corde à la force des bras. Une petite troupe d’officiers et de soldats se forme, avec, entre autres, Lavalle, le général Alvarado chef de l’expédition à l’autorité réduite par les désastres, et l’aumônier, le père Pancracio, autre personnage très important du roman.

La catastrophe est totale : pas d’eau, pas de nourriture, pas de montures, et une distance inconnue à marcher dans un des déserts les plus secs au monde pour atteindre El Callao. Le cheval ne pouvant être remonté de la plage, il doit être sacrifié et ses quartiers remontés à bout de corde pour nourrir la troupe, mais la corde se rompt et un ou deux soldats y laissent la vie. C’est donc une petite armée de presque morts-vivants qui va errer dans le désert, de mirage en hallucination, malades et de plus en plus divisés, à mesure que le général Alvarado, franc-maçon qui s’oppose fermement au père Pancracio, va perdre de son autorité. Ils en seront réduits à manger leurs vêtements, d’où le titre du livre. Lavalle et Brandsen gagnent en prestige quand celui du général diminue, mais le Français est au bord de la folie, constamment envahi par ses souvenirs de guerres et des sensations de voyager entre diverses époques de sa vie en Europe et en Amérique, où les chevaux sont omniprésents. À la fin de la première partie, les survivants arrivent à El Callao, mais on ne sait plus trop ce qu’est devenu Brandsen.

La deuxième partie, bien plus courte, nous plongent dans les intrigues de Callao, menacé par un retour des armées royalistes, où espionnage, corruption, trahisons et complots minent l’unité des indépendantistes. Dans ce nœud de vipères, l’innocent Celestino, qui avait sauvé la vie de Brandsen, est victime d’une machination après une brève liaison avec la servante d’une famille importante du port. Accusé de viol, il est condamné à la pendaison, et tous les efforts de Brandsen pour obtenir sa grâce seront vains.

La troisième partie, la plus longue, évoque la deuxième campagne militaire vers les « ports intermédiaires », après l’échec de la première, et sous le commandement d’un autre général, Andrés de Santa Cruz, métis hispano-indien natif de l’actuelle Bolivie, passé du côté des indépendantistes après avoir combattu de longues années dans les rangs des « godos ». Au début la chance est de leur côté : après avoir débarqué et pris quelques villes de cette région, dont Moquegua où ils sont accueillis en libérateurs, les indépendantistes montent à l’assaut des Andes, où se trouve le gros des troupes ennemies. Commence alors une course-poursuite à l’aveugle, sur l’altiplano, à quatre mille mètres d’altitude, dans des conditions très dures, de froid, de faim, de terreur… Des villages indiens sont investis, la population victime de pillages et d’abus perpétrés par les deux camps, des soldats réduits à la misère se livrent au vol de poules, au viol et à l’exécution sommaire. Les paysans sont terrorisés car quoi qu’ils fassent, l’autre camp les punira. (Impossible de ne pas penser au film péruvien « La boca del lobo » pourtant situé au vingtième siècle). 

Une des forces du roman est de nous faire comprendre que les deux camps sont les mêmes, que de nombreux Indiens restent du côté des Espagnols, pour toutes sortes de raisons, que tous parlent les mêmes langues, espagnol, quechua, aymara, mâchent de la coca, et se réclament de la même religion, loin de tout manichéisme, la corruption règne, les loyautés et les trahisons ont des ressorts étrangers au rationalisme politique et aux « Lumières » françaises qui sont supposées guider les républicains créoles, dont les chefs sont des fils ou petit-fils de colons espagnols, dont ils ont hérité toute la culture européenne classique. (Comme le dit un historien mexicain : « La Conquête a été faite par les Indiens, et l’Indépendance par les Espagnols », une boutade qui renverse tous les clichés patriotiques et les romans nationaux). Autre point commun entre les deux camps, c’est le nombre d’étrangers dans leurs rangs, comme Brandsen, jusqu’aux plus hauts gradés, comme le général Canterac, chef de l’armée espagnole des Andes, qui était un français de famille noble émigrée lors de la Révolution française, et qui avait combattu les forces napoléoniennes en Espagne avant d’embarquer pour les Amériques, toujours au service de l’Espagne. (Bolivar de son côté avait recruté de nombreux Irlandais).

En l’absence de télécommunications, seuls des messagers en civil permettent aux différents corps d’armées de communiquer, mais comme ni la langue ni l’aspect physique ne permettent de distinguer les camps, un messager peut aussi être un espion, ou un agent venu apporter de fausses nouvelles pour intoxiquer le commandement. Aussi, lorsque les nouvelles ne plaisent pas à un état-major paranoïaque, le messager est facilement passé par les armes, même s’il était loyal. À nouveau vaincue, l’armée repassera par Moquegua, et l’accueil sera bien différent…

Au-delà de la grande fresque épique et tragique d’une guerre absurde et cruelle, qui passionnera ceux qui s’intéressent à l’histoire du continent, le roman de Valentìn Trujillo a aussi une dimension introspective aux limites du fantastique, de la dépression, ou peut être du choc post-traumatique, qui dépeint Brandsen comme un personnage complexe, habité par les angoisses, les souvenirs, les visions… C’est un homme qui « au dehors » fait la guerre, sans plus trop savoir pourquoi, ni contre qui, tandis que « au-dedans » il ne sait plus où est la réalité, où est la folie. Dans cette quête, il va même tenter l’expérience hallucinogène des potions d’un vieux sorcier indien, où il croit trouver des prémonitions de l’avenir. Il y entraîne certains de ses compagnons d’armes… 

Le personnage historique et romancé de Brandsen n’est d’ailleurs pas le seul intéressant de ce livre qu’on ne peut réduire à l’anecdote historique. Ils sont nombreux à porter un destin tragique, de Celestino au père Pancracio (confesseur et confident de Brandsen), dont la « passion » ira jusqu’au meurtre, puis au sacrifice de sa vie pour un inconnu, afin d’expier son crime.

Malgré parfois quelques longueurs dans la troisième partie (mais elles sont peut-être volontaires dans le but de nous faire ressentir l’errance des armées dans les montagnes) ce roman est donc d’une grande richesse, et on voudrait en citer un grand nombre de passages, comme en témoigne le nombre de pages cornées dans l’exemplaire que j’ai lu. On se prend à rêver d’une adaptation cinématographique, à condition que les moyens et le talent soient à la hauteur. Sinon, on se contenterait d’une traduction française chez Anacharsis. On peut toujours rêver. 

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Intéressant article d'une blogueuse espagnole :

¡CÓMANSE LA ROPA! de Valentín Trujillo

Esta entrada me hace una ilusión especial. Tenía muchas ganas de hablaros de este libro porque en pocas ocasiones (por no decir prácticamente nunca) tenemos oportunidad de leer novela histórica escrita en hispanoamérica.

http://queelsuenomealcanceleyendo.blogspot.com

 

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