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LES LETTRES DE MON TRAPICHE
17 octobre 2021

« La expansiòn del universo », de Ramiro Sanchiz. (par Antonio Borrell)

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Random House, Montevideo, 2018, 160 pages.

ISBN : 978-9974-888-74-6

  

Ramiro Sanchiz, né à Montevideo en 1978 a commencé à publier en 1994 dans diverses revues de science-fiction d’Argentine et d’Uruguay. Auteur de nombreux romans et nouvelles, mais aussi journaliste et critique. Il a été aussi enseignant et guitariste de rock, et s'affirme fan de Dylan et Bowie, sans parler de nombreuses autres passions et curiosités. Ses principales références dans la SF sont Phillip K. Dick et H.P. Lovecraft. Son œuvre abondante et difficile à classer s’organise livre après livre comme une sorte d’arbre des possibles aux ramifications complexes, multiples uchronies et variantes autour de la vie ou des vies alternatives du personnage Federico Stahl qui pourrait être une sorte d’alter-ego de l’auteur, jusqu’à un certain point… (Pourtant les livres peuvent se lire dans le désordre.) Publié d’abord en Bolivie en 2014, « El orden del mundo » a reçu le prix national de littérature en Uruguay en 2016. Publié en 2018, « La expansiòn del universo » a reçu un prix en 2020.

  

Il s’agit du cinquième livre de Ramiro Sanchiz lu et chroniqué par le Trapiche, sans compter au moins un autre, « El gato y la entropia » qui n’a pas donné lieu à un article ici car c’était avant la création du blog, et « Perséfone », et un bon nombre de nouvelles plus ou moins longues, lues et traduites, dont une publiée dans ma première anthologie bilingue chez Latinoir. Et je ne désespère pas de voir un jour tous ces textes publiés en France avec une préface d’une pointure de la S.F. d’ici. 

C’est dire que je lis Sanchiz depuis déjà quelques années, et que je suis assez familier de son univers, qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Son « projet Stahl » (du nom du personnage Federico Stahl)  m’intéresse et je suis curieux à chaque fois de voir jusqu’où il peut pousser ce jeu de variations sur les destins potentiels d’un même protagoniste dans une série d’univers légèrement divergents, « ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres ». La question est à chaque fois la même : arrivera-t-il à se renouveler, ou finira-t-il prisonnier d’un piège qu’il s’est tendu lui-même ? Entre « Verde » et « El orden del mundo », il s’est même amusé à commencer les deux livres par la même page, avant d’y introduire des divergences conduisant à deux livres très différents, et pourtant bien conformes à son style. En abordant « La expansiòn del universo » la question restait posée : comment va-t-il s’en sortir cette fois ? La réponse est : il arrive encore à surprendre. « La expansion del universo » n’est par le livre le plus déconcertant de Sanchiz, contrairement à « El orden del mundo » qui reste peut-être son chef-d’œuvre, mais d’un abord difficile pour le néophyte. « La expansiòn del universo » est un livre qui a la qualité d’être abordable par un lecteur européen qui n’aurait jamais rien lu de Sanchiz. 

Ramiro Sanchiz avait déjà poussé le jeu très loin : les premiers paragraphes des romans « Verde » et « El orden del mundo » étaient presque identiques puis une divergence apparaissait peu à peu, pour aboutir à deux romans très différents. Au premier chapitre de « La expansiòn del universo », on retrouve certains éléments du début des deux autres romans, même si le texte est cette fois différent, il y a tout de même ce garçon d’une dizaine d’années qui parcourt à vélo les rues poussiéreuses d’une des nombreuses stations balnéaires de l’est de Montevideo, où il passe l’été avec ses grands-parents, et qui découvre un cadavre, clairement humain cette fois, ce qui était bien plus flou dans « Verde », et ces petites différences dirigent rapidement le roman dans une direction beaucoup plus réaliste que tous les précédents. Le doute est donc levé dès les premières pages : Ramiro Sanchiz n’est pas piégé par les contraintes qu’il a imposées à son œuvre, il arrive toujours à se renouveler, à faire de l’inattendu avec les mêmes ingrédients. Et pourtant cela reste du Sanchiz. 

Les lieux évoqués existent réellement, et j’ignore si Ramiro Sanchiz y passait vraiment ses étés d’enfance, mais pour ma part j’ai beaucoup fréquenté Neptunia et Pinamar (bien longtemps après les faits relatés) et la lecture m’a tout de suite accroché car je suivais ce gamin sur son vélo à la trace jusqu’au petit pont sur le ruisseau Tropa Vieja, stupéfait du peu de changement entre la fin des années 80 et le milieu des années 2010. Le recours à Google Street View, mentionné dans le texte y est peut-être pour quelque chose, et au passage cela a évoqué chez moi le souvenir d’une nouvelle lue dans « Escrito en super 8 » de Natalia Mardero, précédemment lu pour le Trapiche. Ce n’est pas très étonnant s’agissant de deux auteurs uruguayens du même âge et du même milieu, et dont les personnages sont deux émigrés qui passent leurs moments de nostalgie sur Google Earth, nous sommes certainement nombreux dans ce cas. 

L’évènement déclencheur de toute l’histoire est donc la découverte d’un cadavre par le petit Federico Stahl (sorte d’alter ego de Ramiro Sanchiz dans tous ses romans) un soir de l’été 1988, à une époque où le pays ne finissait pas de sortir d’une dictature commencée en 1973. Une trentaine d’années plus tard, Federico Stahl est installé en Espagne où il se consacre à la vulgarisation scientifique et vient de publier un livre sur l’expansion de l’univers. Dans d’autres romans, on l’a vu, Stahl devient un spécialiste de l’histoire de l’aviation, ou un musicien, un auteur ou un critique de science-fiction, autant de potentialités contenues dans ses passions d’enfance et d’adolescence, qui éclosent sur les diverses branches d’un arbre des futurs possibles. Cet arbre est rappelé à la fin de chaque livre, et chaque texte positionné par rapport aux autres romans et nouvelles du « projet Stahl ». C’est ainsi que Sanchiz emmène Stahl parfois du côté de Lovecraft, parfois de Philip K. Dick, de Borges, du rock, ou dans un Uruguay alternatif dont l’histoire peut avoir divergé à divers moments… 

Cette fois, le Stahl vulgarisateur scientifique installé en Espagne rencontre, lors d’un congrès de science-fiction à Barcelone, un écrivain uruguayen qui lui n’a pas émigré. Leur conversation va porter sur un autre personnage récurrent des livres de Sanchiz, le mystérieux écrivain Emilio Scarone, volontairement disparu depuis des années, après avoir été le mentor de toute une génération d’aspirants auteurs de science-fiction et d’éditeurs de fanzines éphémères des années 90. Ainsi deux enquêtes vont se mêler. D’une part, Stahl essaye de tirer au clair certains détails de son histoire familiale : pourquoi la découverte par le petit garçon du cadavre d’un inconnu visiblement torturé, en 1988, a tant bouleversé son grand-père ? Qui était le mort ? Qui étaient ces inconnus qui semblaient menacer le grand-père ? Pourquoi celui-ci a-t-il  vendu la modeste maison de vacances ? En quoi l’oncle de Federico était il concerné, lui qui avait passé un temps en prison au début de la dictature ? Pourquoi cet oncle a-t-il émigré en Espagne, des années avant Federico ? La famille cache des secrets, et ceux qui avaient des réponses sont morts, l’oncle s’est suicidé en Espagne. Peu à peu Federico recompose le puzzle et dessine l’histoire des années sombres de l’Uruguay à travers celle d’une famille ordinaire. D’autre part, avec l’aide de ses amis auteurs de SF en Uruguay, Federico essaye de comprendre la disparition d’Emilio Scarone, reconstituer son action sous la dictature. Scarone a-t-il fait partie d’un commando de vengeurs exécutant policiers, militaires et traitres à la fin de la dictature ? Est-il mêlé au meurtre de celui dont Federico a retrouvé le corps ? Qu’est devenu Scarone après sa disparition ? Est-il lui aussi à Majorque, où vécut l’oncle de Federico ? Est-il devenu créateur de jeux vidéo ? Pourquoi se dérobe-t-il à toute tentative de rencontre ?

C’est un portrait peu flatteur que Ramiro Sanchiz trace de l’Uruguay. Mais pour trouver un Uruguayen qui parle en bien de son pays, il faudra vous lever tôt. Un pays que Sanchiz trouve médiocre, inculte et plein de lâchetés politiques. Même Federico Stahl n’est pas très brillant : s’il est devenu vulgarisateur, c’est qu’il a échoué dans ses études aux États-Unis, et il ne sort que lentement de sa dépression. La relation lointaine mais privilégiée qu’il avait avec son oncle dans sa jeunesse a été brisée par le suicide de celui-ci. La métaphore de l’expansion de l’univers file au long du livre pour s’appliquer aux distances qui ne cessent de grandir entre les êtres, notamment les membres de la famille, comme autant de galaxies emportées par la dilatation de l’espace-temps, sans espoir de retour. 

Ayant eu l’occasion de longues conversations avec l’auteur avant qu’il écrive ce roman, j’y retrouve des faits de sa biographie, qu’il m’avait racontés. Mais le travail littéraire est passé par là, et bien malin qui pourrait démêler le vrai du faux. Ce n’est pas là le plus important. L’important c’est que « La expansion del universo » est un roman assez différent des autres livres de Ramiro Sanchiz, car si l’auteur est tenu pour un important représentant de la science-fiction latino-américaine, on est ici en présence d’une œuvre beaucoup plus réaliste et susceptible de plaire à un large public, au-delà des amateurs de SF, même si on y retrouve toutes ses obsessions. C’est peut-être ce qui explique la publication chez Random House. J’avais proposé par le passé le livre « Nadie recuerda a Mlejnas » comme un des meilleurs accès à l’œuvre de Sanchiz, pour les non-initiés. « La expansion del universo » peut aussi jouer ce rôle, même si les deux sont très différents l’un de l’autre. 

 

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