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LES LETTRES DE MON TRAPICHE
30 octobre 2021

« El fondo del quilombo », de Martin Bentancor. (par Antonio Borrell)

52930851

 

Editorial Estuario, Montevideo, 2019, 200 pages

ISBN : 978-9974-882-73-7

 

Martin Bentancor, est un auteur uruguayen que le Trapiche suit de près. Il est né en 1979 à Los Cerrillos une petite ville du département de Canelones, non loin de Montevideo, au nord-ouest. Il vit encore dans cette région rurale où il exerce l’activité de journaliste et chroniqueur. Il participe aussi à des productions de documentaires. Il a publié quelques recueils de nouvelles : ‘Procesión’ (2009) et ‘El aire de Sodoma’ (2012); ‘El despenador’ (2010) et ‘Montevideo’ (2012) et des romans : ‘La redacción’ (2010), ‘Muerte y vida del sargento poeta’ (2013), ‘El Inglés’  (Estuario 2015, prix national de littérature 2014) et ´La materia chirle del mundo´(2015), dont plusieurs ont été primés en Uruguay. « La Lluvia en el muladar » (Estuario, 2017). « Los colores primarios » éditions Màs Quiroga (2019), et « El fondo del quilombo » (Estuario, 2019). Sa nouvelle « Domination » est traduite en français dans l’anthologie bilingue « Histoires d’Uruguay » aux éditions Latinoir, en 2018. Le Trapiche s’est laissé dire que Martin Bentancor travaille actuellement à un grand roman qu’on attend avec impatience !

 

 

« Cent ans de turpitudes » pourrait être le sous-titre de ce roman qui relate l’histoire d’un bordel de village dans l’intérieur de l’Uruguay, depuis le début du vingtième siècle jusqu’à nos jours. Le mot « quilombo », en Uruguay comme au Brésil, désigne à l’origine un village d’anciens esclaves échappés que les autorités de l’époque coloniale n’arrivaient pas à réduire par la force, et devaient se résigner à laisser exister en marge de l’ordre dominant. Par extension, le « quilombo » est aussi un bordel, autre lieu où l’ordre moral officiel ne règne pas. Quant au « fondo », c’est une arrière-cour, la partie d’une propriété qui n’est pas visible de l’extérieur.

L’oncle Osvaldo a été tué de dix-sept coups de couteau, une lame de vingt centimètres. Son assassin a rapidement été retrouvé non-loin de là par la police, ivre-mort et cuvant son alcool. Le narrateur et son père ont été convoqués sur la scène du crime, en tant que membres de la famille. Mais cet oncle n’était pas très ordinaire, il vivait dans une pièce au fond de la cour du bordel du village, derrière les chambres des prostituées, car il était l’homme à tout faire de l’établissement. La veillée et l’enterrement sont l’occasion de se souvenir…

Martin Bentancor nous transporte une fois de plus dans la région agricole de la « Troisième section », subdivision du département de Canelones, pas si lointaine mais déjà bien différente de Montevideo, la capitale. Ce territoire dont il connait le moindre recoin est devenu le cadre de presque tous ses livres, une région ordinaire au premier abord, que la plume de Bentancor peuple d’un tas de gens extraordinaires, qui y ont habité dans le passé comme aujourd’hui. 

Le récit de la vie et de la mort de l’oncle vue par les yeux du neveu, ouvre et ferme le livre, après une série de retours en arrière sur des moments dont le jeune homme se souvient particulièrement, comme son déniaisement par les filles de l’établissement, ou une mémorable partie de pêche sur les îles et les marais du rio Santa Lucia, en compagnie de quelques personnages remarquables, occasion pour Martin Bentancor de magnifier cette nature très présente dans tous ses livres.

Dans ce récit principal sont enchâssées trois autres histoires, presque indépendantes, qui ont marqué l’origine et l’évolution du « quilombo » pendant un siècle. Pour chacune de ces histoires, l’auteur s’amuse à employer une forme différente de récit épistolaire. Il est à noter que Martin Bentancor a déjà démontré son habileté à jouer avec diverses formes littéraires dans un même livre, notamment dans son bref roman « Muerte y vida del sargento poeta », dont une bonne partie était en vers, hommage à la tradition de la « payada » gauchesque. 

Dès le second chapitre, c’est en 1911 qu’on assiste au combat solitaire et désespéré du curé de la paroisse pour empêcher l’installation près du village d’une « charrette rouge », sorte de « quilombo » ambulant qui attire les paroissiens dans les chemins de la perdition. Le récit se présente sous la forme d’une série de lettres à l’évêque où le pauvre curé proclame son attachement irréductible à sa mission, tout en déplorant le peu d’aide que lui accordent les autorités temporelles, notamment le commissaire de police. Jusqu’au jour où il commettra un acte désespéré pour en finir avec les pécheresses…

Le second épisode mis en abyme, au chapitre 4, prend la forme d’un pastiche de la presse locale et rurale, que Martin Bentancor connaît bien : tantôt articles de localiers, tantôt courriers de lecteurs et lectrices plus ou moins indignés. On est en 1941, et un honorable entrepreneur, citoyen modèle, décide de se reconvertir à 65 ans et se lance dans la construction d’un établissement qui apportera vie, divertissement et animation nocturne à une région rurale où il faut bien reconnaître qu’après les travaux des champs on s’ennuie un peu. Il apparait assez vite que cet établissement nommé « Rancho Alegre » sera le « quilombo », cette fois une construction en dur au cœur du village, avec un dôme de verre bleu, et non plus une pauvre charrette rouge de nomades. Très vite les âmes pieuses se révoltent, et dénoncent l’arrivée dans cette paisible bourgade de femmes de mauvaises vies et de messieurs peu recommandables. Une cocasse polémique submerge le courrier des lecteurs, car l’entrepreneur a aussi des partisans. Mais l’histoire tournera au dramatique fait-divers :  une violente dispute, un client mécontent tue une des filles avant d’être à son tour occis par le patron. Il y aura enquête, les choses étant plus embrouillées qu’il n’y paraissait au début. Ici, Martin Bentancor laisse s’exprimer sa fibre d’auteur de romans policiers.

Le troisième épisode se présente sous la forme d’un échange de courriers électroniques datés de 2011 (à chaque époque ses moyens de communication), échange dont on a que la moitié et dont on comprend qu’il s’agit des réponses à une sorte d’interview à distance, portant sur des évènements remontant aux années 1970, dans les premières années de la dictature « civico-militaire ». C’est un rescapé et un exilé qui, longtemps après, vit toujours en Europe et raconte des faits terrifiants dont il fut témoin et victime. L’ancien « Rancho Alegre » était devenu le bar à whiskhy « Ramsès », aux mains d’un couple de vieux homosexuels. Lieu de rencontre pour jeunes gens amateurs de poésie, de livres, et en rupture avec le conservatisme local, il se refermera comme un piège mortel pour certains. Certaines scènes de torture sont assez insoutenables. (Il est impossible de ne pas penser ici à « Las aranas de Marte » de Gustavo Espinosa, qui évoque aussi un épisode de répression de la dictature contre un groupe de jeunes d’une petite ville de l’Uruguay rural, ayant conduit certains en prison et d’autres à l’exil.)

À la fin du livre, le narrateur principal, devenu adulte revient sur le passé de son oncle Osvaldo, le proxénète assassiné, essayant de comprendre sa relation avec certaines des prostituées, dont « la madame » Teresa, et « La Japonesa », en réalité taïwanaise, au parcours à peine croyable.

La littérature sur les bordels et la prostitution est abondante sur tous les continents, en Amérique Latine les plus grands s’y sont frottés, comme Garcia Marquez, Vargas Llosa et bien sûr Onetti en Uruguay. Il est certain qu’avec « El fondo del Quilombo », Martin Bentancor apporte une contribution brillante à ce domaine, et une pierre de plus à son œuvre personnelle. Un auteur à suivre plus que jamais, dont on attend le prochain grand roman.

 Ci-dessous une intéressante présentation publique à laquelle j'ai eu le plaisir d'assister en personne en 2019 à Montevideo. Il faut sauter les 22 premières minutes.

 

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