Editorial LOM, Santiago de Chile, 2015, 160 pages.
ISBN : 978-956-00-0615-8
José Leandro Urbina né à Santiago du Chili en 1948, s’exile en 1974 après le coup d’état de Pinochet, d’abord en Argentine, puis au Canada à partir de 1977, pays où il a vécu jusqu’en 2005. De retour au Chili, il se considère pourtant comme un « exilé permanent ». Il a été enseignant, traducteur, scénariste et journaliste occasionnel. Ses œuvres les plus connues sont « Las malas juntas » (nouvelles) qui a connu plusieurs éditions depuis 1986, « Derrumbe » (nouvelles) et le roman « Cobro revertido » qui a reçu le « Premio del Consejo del Libro » et a été finaliste du prix Planeta.
Ce recueil réunit des textes beaucoup plus récents que « Las malas juntas », du même auteur, dont le Trapiche a parlé récemment. Pour la forme, les deux livres se ressemblent, allant de la microfiction d’une demi-page ou de la scénette dialoguée jusqu’à des nouvelles d’un format plus habituel.
À la différence du livre précédent, qui évoquait la terreur des années 1970 sous la dictature de Pinochet, avec des textes presque contemporains des faits, cette fois on est principalement dans le Chili des années 2000, époque où l’auteur est rentré de longues années d’exil au Canada. Seuls deux ou trois textes, sur la cinquantaine que compte le livre, nous renvoient aux horreurs de la répression et de la torture. Les autres relèvent plus d’un mélange de satire sociale et d’humour noir, conservant quand même un peu d’empathie et de compassion pour une humanité condamnée à la débrouille, à la mesquinerie, à la survie.
On est souvent dans les classes moyennes ou inférieures urbaines, dans un Chili post-dictature sous la pression d’un libéralisme économique sans freins qui rend la survie difficile. Les quartiers populaires sont menacés par la spéculation immobilière, tandis que le progrès fait rage. Échapper au déclassement exige une lutte de tous les jours.
Il y a une vieille dame qui s’accroche à la vie au détriment de ses filles, la nostalgie d’un café de quartier populaire, une famille sans scrupule qui exploite et parasite une de ses filles et son mari, des conversations de bar, un fils qui fête sa mère avec de grosses dépenses mais se fait arrêter par la police le lendemain, des histoires d’héritages, un jeune homme qui fait d’énormes sacrifices pour obtenir un stage, une idylle mortelle entre un prospère commerçant d’origine syrienne et une femme beaucoup plus jeune, un jeune homme qui tombe amoureux d’une femme qui n’est pas ce qu’il croit, un adolescent trop dépendant de son smartphone exilé à la campagne dans la famille de son père, et bien d’autres histoires. Sur le nombre, on est certain d’en trouver quelques-unes à son goût !
Israel Centeno est né à Caracas en 1958. Linguiste, traducteur et éditeur, il est considéré comme un des plus grands écrivains de ce début de siècle dans son pays. Parmi ses œuvres les plus connues figurent « Calletania »(1992), « Criaturas de la noche »(2000), Bengala (2005). « Iniciaciones » est publié en 1996 au Vénézuela, en en Espagne en 2006. Ayant fui la dictature chaviste il est réfugié aux Etats Unis.
Avec à peine plus de 80 pages, et de petit format, voilà un livre qui ne devrait pas être étiqueté comme « roman », et pourtant c’en est un par sa richesse, sa densité, les nombreux protagonistes, et sa structure en quatre parties qui en font plus qu’une « longue nouvelle » : quand on le referme on a bien la sensation d’avoir lu un roman.
Chacune des quatre parties, composées brefs chapitres, donne voix à l’un des protagonistes, qui sont tous membres d’une même famille, une famille pétrie de passions violentes, d’amour, de jalousie, de haine, de perversions.
Ramòn, le patriarche possède un « hato », c’est-à-dire une hacienda dédiée à l’élevage, mais lui est surtout un chasseur, un homme violent, sadique et détesté. Il est veuf d’Amelia et vit avec la jeune Marìa Margarita, qui le trompe avec son fils adolescent, Andrés.
Dans les premières pages l’auteur ne donne guère d’indications sur l’époque. On est dans la nature, loin de Caracas. Près de l’hacienda se trouve une « quebrada », un ravin, rarement inondé par les pluies. Andrés et son cousin Leòn vont parfois y jouer, mais avec l’adolescence le sexe et les femmes deviennent leur obsession. C’est lors d’une escapade vers un bordel rural des environs qu’il est question d’une rocola (juke boxe) qui joue une chanson Julio Jaramillo, et qu’on peut se situer dans les années 1960 ou 1970. D’autres indices sont donnés au début de la deuxième partie, centrée sur la jeunesse d’Amelia : après une enfance à Caracas dans les années 40, cette fille de famille aisée va vivre un temps de bohême à Paris et en Algérie, mais elle reviendra au pays pour vendre la maison familiale, quitter la capitale et partir s’enterrer en province, où elle épouse le rustre Ramòn. Elle deviendra la mère d’Andrés et Bàrbara, dont le vrai père semble être Carlos, le frère intellectuel de Ramòn.
L’ambiance du roman est pesante, les rapports troubles entre les personnages, leurs perversions, l’emprise d’Andrés sur Leòn, l’amour rejeté de Bàrbara pour son cousin, lequel est attiré par sa tante Mariòn, la jeune sœur de Ramòn, la relation cachée d’Andrés avec la compagne de son père, tout cela ne peut que finir mal...
Ce livre est un bel échantillon de littérature vénézuélienne, et une lecture qu’on n’oublie pas vite, malgré sa brièveté.
Editorial LOM, Santiago de Chile, 2010, 140 pages.
ISBN : 978-956-00-0192-4
José Leandro Urbina né à Santiago du Chili en 1948, s’exile en 1974 après le coup d’état de Pinochet, d’abord en Argentine, puis au Canada à partir de 1977, pays où il a vécu jusqu’en 2005. De retour au Chili, il se considère pourtan comme un « exilé permanent ». Il a été enseignant, traducteur, scénariste et journaliste occasionnel. Ses œuvres les plus connues sont « Las malas juntas » (nouvelles) qui a connu plusieurs éditions depuis 1986, « Derrumbe » (nouvelles) et le roman « Cobro revertido » qui a reçu le « Premio del Consejo del Libro » et a été finaliste du prix Planeta.
Une lecture qui secoue, chaque texte racontant un épisode terrible, violent, désespérant, traumatisant. Âmes sensibles, soyez prévenues !
Sur fond de coup d’état militaire au Chili en septembre 1973, alors que la société vole en éclats sous la violence de la répression, chacune de ces histoires est comme un de ces éclats, de vies brisées, de familles détruites, d’amitiés réduites en miettes.
À la première ou à la troisième personne, les protagonistes de ces histoires sont presque tous des victimes, directes ou indirectes du coup d’état militaire : emprisonnés, torturés, clandestins recherchés, trahis, reniés, syndicalistes ou membres de partis de gauche, de divers milieux sociaux, enfants, frères, sœurs, épouses, parents de proscrits… La sinistre mémoire du stade de Santiago est souvent évoquée.
La forme choisie est le texte court, mais le terme « nouvelle » n’est pas le plus adapté. Le livre réunit en 140 pages pas moins de trente-neuf textes de quelques lignes à quelques pages : microfictions, instantanés, chroniques, tranches de vie, il est difficile de coller des étiquettes. Il est certain que cette brièveté est probablement la seule manière de rendre compte de choses à la limite du soutenable.
Cette édition est complétée par un épilogue dans lequel l’auteur explique ce choix de formats courts et le théorise.
En 2021 on écrivait ceci : « Martin Bentancor, est un auteur uruguayen que le Trapiche suit de près. Il est né en 1979 à Los Cerrillos une petite ville du département de Canelones, non loin de Montevideo, au nord-ouest. Il vit encore dans cette région rurale où il exerce l’activité de journaliste et chroniqueur. Il participe aussi à des productions de documentaires. Il a publié quelques recueils de nouvelles : ‘Procesión’ (2009) et ‘El aire de Sodoma’ (2012); ‘El despenador’ (2010) et ‘Montevideo’ (2012) et des romans : ‘La redacción’ (2010), ‘Muerte y vida del sargento poeta’ (2013), ‘El Inglés’ (Estuario 2015, prix national de littérature 2014) et ´La materia chirle del mundo´(2015), dont plusieurs ont été primés en Uruguay. « La Lluvia en el muladar » (Estuario, 2017). « Los colores primarios » éditions Màs Quiroga (2019), et « El fondo del quilombo » (Estuario, 2019). Sa nouvelle « Domination » est traduite en français dans l’anthologie bilingue « Histoires d’Uruguay » aux éditions Latinoir, en 2018. Le Trapiche s’est laissé dire que Martin Bentancor travaille actuellement à un grand roman qu’on attend avec impatience ! »
Et voilà, ce grand roman attendu était « Baumeister » publié en 2022.
‘Baumeister’ s’inscrit comme ‘Muerte y vida del sargento poeta’, ‘El Inglés’, ‘Los colores primarios’, et ‘El fondo del quilombo’ dans un cycle de romans et de nouvelles de la « Tercera secciòn », un territoire rural et littéraire qui ressemble à s’y méprendre à celui où l’auteur est né et vit encore, dans le département de Canelones. On peut lire les livres dans n’importe quel ordre, même si ‘El inglés’ semble être la meilleure entrée. N’hésitez pas à relire les chroniques déjà publiées ici.
Martin Bentancor est un des auteurs les plus suivis par le Trapiche depuis des années, et on n’est jamais déçu quand une occasion se présente de retourner faire un tour dans la « Tercera secciòn », ce pays entre fiction et réalité comme en ont créé Faulkner, Onetti et Garcia Marquez. On y croise à divers moments de leurs vies certains personnages comme Baumeister le fossoyeur, le commissaire Lestido à la déontologie tortueuse et bien d’autres…
Ce nouveau roman est donc centré sur Baumeister, qu’on avait déjà croisé dans des rôles plus modestes, par exemple à la fin de ‘El inglés’. Cet homme originaire d’Europe centrale, avec son nom à consonnance allemande, est arrivé un jour dans la ‘Tercera secciòn’, fuyant sans doute l’après-guerre européenne, et après avoir travaillé comme employé, a créé son entreprise de pompes funèbres dans les années 1960. Devenu un notable du coin, il reçoit un soir un visiteur, dont on apprendra peu de choses, qui vient faire une longue interview au cours de laquelle Baumeister veut lui raconter un certain nombre d’affaires étranges auxquelles son travail l’a mêlé tout au long de sa vie.
Martin Bentancor a calculé la longueur de son roman pour qu’il puisse être lu en une soirée et une nuit, qui est l’unité de temps de ce face à face nocturne entre Baumeister et celui qui plonge dans son passé macabre, cherchant à deviner ce que le vieil homme cache peut-être. On voit se remplir un carnet de notes plein de ratures, de flèches et de renvois, il y a des pauses pour manger, ou quand l’un ou l’autre des interlocuteurs se lève pour aller aux toilettes.
Une série d’anecdotes plus ou moins horribles se succèdent : l’enterrement d’une femme-truie, la mort d’un colosse empoisonné par des produits « phyto-sanitaires », celle d’un pêcheur colonisé par un essaim de guêpes, ou l’histoire de deux jumeaux débiles mentaux étudiés par un médecin allemand probablement nazi, toutes nous plongent dans le réalisme sordide des classes sociales les plus déshéritées de cette région rurale, tout en jouant aux limites du surnaturel.
Mais Baumeister a aussi un côté lumineux, son amour pour son épouse Paulina, aujourd’hui décédée, qui était institutrice et poète. Le mari va pendant des années se battre pour obtenir qu’un recueil des poèmes de sa femme soit publié, ce qui l’amène à se rendre plusieurs fois à Montevideo, et le mêle à divers évènements et mésaventures sinistres ou cocasses, à l’occasion desquelles l’auteur règle quelques comptes avec le milieu éditorial de la capitale.
La multiplicité des histoires entrelacées et mises en abyme ne gêne pas la lecture, l’auteur arrive toujours à conserver son fil narratif sans perdre le lecteur, alors que le livre est pourtant écrit d’une seule traite, sans aucun découpage en chapitres, ce qui est aussi un tour de force !
Pour les lecteurs francophones, une des bonnes nouvelles de l'année à venir est la publication pour l'été d'un roman de Martin Bentancor en cours de traduction actuellement. Le Trapiche en reparlera !
Juan Giansanti est né en 1978 à Montevideo. Il est professeur de littérature dans le secondaire en Uruguay. Il a collaboré à la revue littéraire LSD, et publié divers ouvrages dans différents genres : nouvelles avec « Eterna Bucarest » (2008), microfictions érotiques « Jeanne Traumnovelle », gagnant prix et mentions lors de concours dans certains pays d’Europe (Autriche, Espagne) et en Argentine. « El pianista desnudo » est son premier roman.
Présenté comme un roman d’autoexploration ou d’autofiction, le livre se place dès la première page sous les auspices de deux cubains atypiques : Hemingway et Pedro Juan Guttiérrez, figure du « réalisme sale ». C’est un peu la confession de Javier, alias Javi, un homme perdu à l’approche de la quarantaine, dans la Montevideo des années 2010. Aspirant écrivain et pianiste vélléitaire, il s’ennuie dans son couple avec Carla, et rompt la relation. Commence alors un tourbillon d’aventures sexuelles plus ou moins éphémères, parfois en trio avec deux femmes, ou avec des partenaires de milieux sociaux très différents du sien, malgré ses propres clichés et préjugés. C’est un homme loin d’être parfait, qui se cherche, mais qui sait ce qu’il ne veut pas :
« Yo no querìa ser bienvenido ni malvenido en ningùn tipo de grupùsculo posmoderno, en ninguna organizaciòn ni en ningùn clan, ni en religiones nuevas ni en caminos alternativos de la existencia ». (p.22) Au passage il égratigne avec humour une tendance uruguayenne assez déconcertante à embrasser toutes sortes d’idéologies plus ou moins hippies, new-age ou « progressistes ».
Le récit est assez cru mais ce n’est pas déplaisant et cela tranche avec beaucoup d’auteurs uruguayens de la même génération. On apprécie aussi cette vision d’un piéton de Montévideo qui aime cette ville extrêmement étendue à l’horizontale et ses nombreux quartiers, en commençant par celui du Cordòn, où il vit, et l’immense marché aux puces du dimanche dans la rue Tristàn Narvaja.
« En el Cordòn vive La Comedia humana ».
« Nadie conocìa la ciudad mejor que yo, era como un perro callejero »
Ce narrateur à la première personne qui ressemble à un alter-ego de l’auteur vit aussi les affres de l’écrivain débutant, surtout lorsqu’il se repent d’un de ses contes publiés dans un recueil, qui plus est à compte d’auteur, avec les cartons pleins de livres qui s’entassent chez lui. La scène de la rencontre avec un autre écrivain débutant est assez cocasse, ainsi que sa tentative ratée de rencontre avec Gustavo Espinosa, qu’il ose à peine aborder après un long voyage jusqu’à la ville de Treinta y Tres. (Les lecteurs fidèles du Trapiche savent déjà qui est Gustavo Espinosa, les autres sont priés de se mettre à jour au plus vite).
Au paroxysme de sa crise, le narrateur retourne vivre chez ses parents, et cela ravive le souvenir de la terrible crise économique de 2002, à l’origine de l’alcoolisme de son père, des efforts pour récupérer la nationalité italienne de son grand-père, le la fuite du pays de toute une génération :
« De a poco, el paìs se iba vacìando de jòvenes, como si una guerra lejana se los llevara de a puñados. » (p.54)
Il n’est pas parti, mais le massacre de Montevideo par la spéculation immobilière réveille la tentation de l’exil :
« A veces querìa irme lejos para no seguir viendo còmo los pésimos arquitectos destruìan la ciudad. Con el tiempo, Montevideo quedò sobrecargada de edificios grises, rectangulares, medianeras nefastas. Este genocidio habìa empezado en los noventa. La ciudad era un gran charco de sangre. Las palas mecànicas hacìan polvo construcciones imperiales, balcones de hierro forjado, escalinatas de màrmol. Era un exterminio. Sin embargo, la década siguiente fue apocalìptica.» (p.56)
C’est un motif qu’on retrouve chez d’autres jeunes auteurs uruguayens, la première qui me vient à l’esprit est Leonor Courtoisie avec son roman « Irse yendo », déjà commenté par le Trapiche.
Ce n’est pas la fin des avanies du pauvre Javi, qui va devenir père malgré lui, et finir par aimer ce rejeton, avant de se le voir disputé par un autre amant de la mère. Il essaye toujours de se remettre au piano et de faire avancer un roman dans lequel il parle trop de lui-même. Il fume des joints et cultive une grande plante de marijuana colombienne (en Uruguay c’est légal). Il se réfugie un été dans la station balnéaire de Piriàpolis où il se trouve une amante argentine qui ne tarde pas à vouloir lui mettre le grapin dessus, car elle pense que l’Uruguay est le paradis sur terre, alors qu’il rêve de partir pour l’Europe.
La deuxième moitié du livre raconte le périple sur le vieux continent, en 2015 comme il le mentionne parfois, une sorte de retour vers toutes les origines européennes des Uruguayens, une quête des racines ou quête de soi-même qui ne peut aboutir car le monde n’est plus le même. C’est une succession d’auberges de jeunesse pour routards, avec leurs dortoirs mixtes et cosmopolites, une multiplication de rencontres amicales ou sexuelles sans lendemain, de mésaventures et d’émerveillements. On est transporté d’abord en Espagne où arrive le vol de Montevideo, à Madrid, en Extrémadure, en Andalousie, puis en Sicile, à Naples, Rome, Florence, Sienne, Gêne, Venise, en Autriche, Hongrie, en Slovaquie sur les traces d’une grand-mère, à Prague, Berlin, souvent dans des quartiers chauds où l’on croise migrants africains et réfugiés syriens… En Autriche, face au piano de Mozart, Javi perd la tête et commet un sacrilège qui lui vaudra quelques ennuis. Ce regard décalé d’un Sud-américain sur l’Europe actuelle est intéressant.
Inés Bortagaray, née en 1975 à Salto, dans le nord-ouest de l’Uruguay est scénariste et réalisatrice de cinéma et télévision. Elle a participé à des projets cinématographiques en Uruguay, en Argentine et au Brésil, dont certains ont été primés. En tant qu’écrivain elle a publié trois recueils de nouvelles : « Ahora tendré que matarte » (2001), « Prontos, listos, ya » (2006), « Cuántas aventuras nos aguardan » (2018).
Ce livre, entre recueil de nouvelles et roman, commence par un intéressant prologue qui fait déjà partie du récit, ou plutôt des récits, avec une réflexion sur la difficulté de construire un roman, d’assembler diverses histoires, de suivre les personnages quand leur évolution échappe à l’auteur et que certains prenne une importance imprévue qui finit par occulter les autres.
Le résultat est ce roman-puzzle, cette poignée d’éclats, d’instantanés, de tranches de vie, où l’on retrouve certains protagonistes dans diverses situations, on les reconnaît à leurs prénoms, à leur âge, dans une série de textes parfois très courts, qu’on pourrait sans doute lire dans le désordre. Chroniques, journal, scénettes dialoguées ou courtes nouvelles plus construites sont les diverses formes narratives employées par Inés Bortagaray.
Il y est beaucoup question du quotidien, de ses petites aventures, des amis, de la famille, des enfants, de la vie montévidéenne au début du vingt-et-unième siècle. Le tout est fort bien observé et raconté, même si certains textes sont moins prenants que d’autres. L’expérience du cinéma a sans doute influencé l’écriture d’Inés Bortagaray, le côté visuel des récits, la crédibilité des dialogues.
José Eustasio Rivera est né à Neiva en Colombie et mort à New York en 1928. Après des études de droit il a été fonctionnaire du gouvernement colombien, et à ce titre il fit partie d’une commission binationale chargée en 1922 de préciser les frontières entre Colombie et Venezuela dans les régions de brousse et de forêt du centre-est de son pays. Il y constate l’abandon et l’arbitraire dans lesquels vivent les populations et dénonce cette situation dans son rapport. Il s’engage dès 1925 en politique et dans la presse. En 1928, de passage à New York, il tombe malade et meurt en quelques jours, peut-être des suites d’une malaria contractée pendant sa mission en Amazonie.
Outre ses articles de presse, il avait publié en 1921 le recueil de poèmes « Tierra de promisiòn », et en 1924 son roman « La Vorágine ».
Ce livre, publié pour la première fois en 1924, attira l’attention d’Horacio Quiroga lui-même, et cent ans après il est considéré comme une des œuvres essentielles de la littérature colombienne, et un prototype du roman de forêt. S’il en existe aujourd’hui plusieurs éditions en espagnol, je n’ai détecté qu’une traduction française datant de 1951, et complètement introuvable, semble-t-il. La Vorágine a été adapté plusieurs fois pour le cinéma, au Mexique (1949), et la télévision, en Colombie.
En 1922, l’auteur étant fonctionnaire de l’état colombien, il fut chargé d’une mission de définitions des frontières avec le Venezuela. C’est à cette occasion qu’il accumula les expériences qui nourrissent son roman. Les tribulations d’un jeune couple en fuite forment le fil conducteur de l’histoire. Arturo, jeune poète, et Alicia, une jeune femme de bonne famille qu’il a séduite et enlevée, s’enfoncent dans des régions sauvages alors que leur relation ne fait que se dégrader.
La première région traversée est « los llanos » (les plaines), aux confins des deux états, pays d’élevage bovin (les scènes de capture au lasso, de domptage, de fuite de troupeaux sont impressionnantes), une sorte de « far-west » du sud, où règne la loi du plus fort, sur fond de vols de bétail et de ruée vers le caoutchouc. C’est là qu’Arturo est amené à affronter le bandit Barrero, pourvoyeur de main d’œuvre à bon marché pour les exploitations de caoutchouc. À la fin de la première partie, Barrero enlève Alicia : Arturo et quelques amis se lancent à leur poursuite, quittant la brousse pour la forêt dense du haut Orénoque/Amazone. Mais un juge corrompu par Barrero fait d’eux des proscrits autant que des poursuivants.
C’est à la forêt personnifiée que s’adresse une invocation très lyrique et angoissante au début de la deuxième partie. Arturo et son groupe rencontrent une tribu indigène qui accepte de les mener en pirogue à travers la forêt. Ils doivent alors abandonner leurs chevaux. Ce n’est que le début d’un voyage sans retour, plein de péripéties parmi les indiens et les ouvriers qui saignent les hévéas, dans un climat de violences et d’abus que rien ne semble pouvoir arrêter. Cette dénonciation n’a pas manqué d’attirer des ennemis à l’auteur.
Au cours de ces pérégrinations, on croise de nombreux autres personnages dont chacun a une histoire qui élargit notre vision sur cette époque, à tel point qu’ils occultent parfois le sort d’Arturo et Alicia, prenant le relais dans la narration.
La nature est une protagoniste essentielle du roman. De la savane sèche des llanos à la forêt amazonienne, avec la puissance des orages et des cours d’eau en crue, l’immensité obscure des forêts. C’est là un des aspects qui ont valu son succès au roman.
La langue de Rivera est particulièrement plaisante : si les parties de récit sont dans un espagnol très châtié, désuet et presque précieux, les dialogues transcrivent le parler, riche en localismes, des paysans et autres groupes sociaux marginaux, donnant un contraste très intéressant, et un véritable défi au traducteur !
Lalo Barrubia (la loba rubia) est le nom de plume et de scène de María Del Rosario González, romancière, poète, traductrice et « performeuse », née à Montevideo en 1967, et vivant à Malmö, en Suède, depuis 2001. Elle y est animatrice culturelle pour la jeunesse. Sans être en rupture avec son pays d’origine, elle se considère aussi chez elle en Suède, cultive son bilingüisme et estime faire partie des « auteurs suédois écrivant en langues non-scandinaves ». Elle dit écrire pour témoigner et garder une trace pour l’histoire de sa génération, celle qui avait dix-huit ou vingt ans à la fin des douze années de dictature (1973-1985). Elle qui considère que la musique est sa principale influence littéraire, a écrit plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, ainsi que des romans : « Arena » (2003 et 2017) , « Ratas » (2012) a reçu le prix national de littérature en 2014. « Pégame que me gusta » (2009 et 2014) et « Los misterios dolorosos » (2013) et son roman le plus récent est « Rompe la quietud » (2019). Elle partage sa vie entre la Suède et l’Uruguay.
Le Trapiche a déjà commenté le remarquable roman « Arena » de Lalo Barrubia en 2018. Autant le dire tout de suite, les douze courtes nouvelles de « Ratas » sont largement à la hauteur ! On y retrouve, bien sûr, quelques points communs avec le roman. Par exemple, les narrateurs plus souvent masculins que féminins, l’importance de la musique, l’omniprésence des drogues en tous genres, les histoires de personnages en galère, de jeunes marginalisés plus ou moins volontairement, ayant quitté Montevideo pour des villages de l’intérieur du pays, des frontières avec le Brésil ou de la côte atlantique. Tout cela sans se départir d’un certain décalage, d’une ironie douce-amère et souvent d’une belle touche de poésie. J’ai d’ailleurs traduit l’un de ces textes pour un projet d’anthologie bilingue à paraître, j’espère, dans l’année à venir.
Comme dans « Arena », cet ensemble de textes trace un portrait d’une génération paumée après des années de dictature, de jeunes gens perdus et drogués comme dans « Mùsica para pastillas », où l’on échappe à l’overdose que pour retomber. Ces jeunes urbains qui fuient l’ennui de Montevideo sont confrontés à la rudesse du monde rural, dans « Ratas de campo » ou « Misa de once ». Parfois, il y a le choix de l’émigration vers l’Europe, qui donne lieu à une fine et amusante observation sur la façon dont peuvent s’identifier les latino-américains, dans « Europeos ». Chaque texte laisse songeur et on y repense longtemps après.
Daniel Mella, né à Montevideo en 1976, s’est fait remarquer très jeune dans la littérature uruguayenne, avec son premier roman « Pogo » (1997) publié alors qu’il avait 21 ans. Ce premier livre est suivi de « Derretimiento » (1998) et « Noviembre » (2000) pour lesquels la critique se montre encore élogieuse. Après quelques années de silence, il revient avec le recueil de nouvelles « Lava » en 2013 (Prix Bartolomé Hidalgo) et le roman « El Hermano mayor » en 2016 (à nouveau prix Bartolomé Hidalgo). Ce dernier est traduit en anglais. En 2020, il publie un nouveau roman : « Visiones para Emma ».
Le Trapiche avait lu et commenté « El hermano mayor », roman qui évoquait la mort accidentelle du frère aîné de l’auteur et ses effets sur leur famille. Il y a certaines résonnances ou prémonitions entre les nouvelles de « Lava » et le roman venu après, car les deux livres se penchent sur l’intime, sur des évènements forts ou douloureux de la vie des protagonistes. Il y est question de vie de couples, de vieillesse de parents et d’enfants, d’adolescence, de premiers amours, de ruptures et de mort. Ce sont des histoires de gens ordinaires, racontées sans esbrouffe, avec un soin du détail et une finesse d’observation qui accrochent le lecteur. Elles nous plongent dans les lointaines banlieues balnéaires de Montevideo à l’est le long de la côte jusqu’à l’Atlantique, où vivent beaucoup d’Uruguayens dans des quartiers de petites maisons avec jardins et de chemins non asphaltés où les enfants vont à vélo. Mais on croise aussi des Uruguayens loin de chez eux.
« Lava », le premier des textes, est situé hors d’Uruguay, dans le sud du Chili et le village de Pucòn, entre lacs et volcans. Un jeune couple est venu là en « lune de miel » avec l’intention de faire un enfant. Ils coulent des jours paisibles, font l’amour, vont au restaurant et sur la plage de graviers noirs au bord d’un lac aux eaux glacées. Un jour, partis en excursions à pied dans la forêt, ils sont pris en stop par un jeune indien dans une vieille Volkswagen combi, qui les conduit chez son oncle dans un hameau près du volcan. Alors qu’ils sont hébergés dans des conditions très rustiques, et que la jeune femme a le pressentiment d’être enceinte se produit un étrange phénomène…
« Bocanada » évoque, par la voix d’une jeune mère, les angoisses de celle qui vient d’accoucher d’une petite fille aussitôt mise en couveuse. Les visites à la maternité du père et de leur fils aîné, encore très jeune, puis le retour à la maison en taxi, alors qu’on sent la relation du couple se défaire peu à peu.
Dans « La esperanza de ver », le narrateur est un pré-adolescent qui commence à tomber amoureux d’une voisine de son quartier rencontrée à la chorale animée par une bonne sœur.
Bruxelles est le cadre de « Tùpelo » où un jeune routard uruguayen trouve un travail dans un bar proche de la Grand Place, tenu par un rocker grec du nom de Costas. Il a un co-locataire à problèmes, et se fait draguer par Tasìa, la compagne de Benny, meilleur ami de Costas. Il y a dans cette nouvelle une ambiance qui rappelle un peu le cosmopolitisme des « Détectives sauvages » de Roberto Bolano, avec ses latino-américains vivant de petits boulots en Europe. La chute est assez inattendue et laisse le lecteur en tension.
« Ahora que sabemos » est l’histoire poignante d’un couple âgé, Oscar et Inés, qui bat de l’aile, sur fond de conflit sur le sort de la mère nonagénaire du premier. Inés voudrait la prendre chez eux, la mère et le fils s’y refusent. Inés semble perdre la raison, alors qu’elle va prendre une décision radicale.
« La emociòn de volar » se présente sous la forme du journal intime d’un adolescent qui raconte sa vie et ses premiers émois amoureux, le lycée, le sport, les vacances. On y croit vraiment et on a l’impression que Daniel Mella n’a que très légèrement retouché son propre journal, tant ce personnage a de points communs avec lui : jeune et brillant joueur de basket, passionné de surf, élevé dans une famille mormone très pieuse. Portrait craché ? Le surf et la religion sont deux thèmes très présents aussi dans son roman « El hermano mayor ».
Dans « Làmpara », le narrateur est sollicité par un groupe d’étudiants pour le tournage d’un document sur son oncle, chanteur marginal décédé et devenu « culte ». C’est l’occasion pour lui de se replonger dans ses souvenirs et l’histoire de sa famille.
Daniel Mella a l’art de finir ses nouvelles de façon inattendue et de nous laisser un peu décontenancés, là où apparemment il ne se passe rien, ou pas encore. Il faut imaginer une fin. C’est une chute sans chute, mais ça fonctionne, et le livre est convaincant.
Editorial El Gato de Ulthar, Montevideo, 2011, 220 pages
ISBN : 978-9974-98-925-2
Pablo Dobrinin (Montevideo, 1970) est libraire dans la capitale uruguayenne, après avoir fait des études de littérature et de journalisme. C’est un auteur qui sait se faire rare et discret. Certains de ses textes ont déjà été traduits en diverses langues dont le français et publiés dans des revues sur papier ou en ligne comme « Lunatique » en France ou « Axxon » en Argentine et dans de nombreux autres pays. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : Colores peligrosos (2011, nouvelles), Artaud (2012, poésie) et El mar aéreo (2016, nouvelles). Il est aussi passionné de peinture, ce qui transparaît dans ses textes, admirateur d’Antonin Arthaud et grand connaisseur de littérature et BD populaires, d’aventures et SF. Le critique et auteur Ramiro Sanchiz le considère comme « le secret le mieux gardé de la SF uruguayenne ».
Le Trapiche a déjà commenté le recueil intitulé « El mar aéreo » dont on a gardé un excellent souvenir. « Colores peligrosos » réunit dix textes plus anciens mais très intéressants, dans lesquels l’originalité de Pablo Dobrinin s’affirmait déjà. Ils sont de longueurs très diverses, entre moins de deux pages et plus de vingt, et abordent plusieurs sous-genres entre science-fiction, horreur et fantastique, toujours avec un subtil mélange de fantaisie, de parodie, d’érotisme et d’humour décalé.
« Blue » m’a évoqué les univers visuels de Caza et Moebius. Une déesse géante s’accouple avec des hommes élus qu’elle dévore ensuite pour qu’ils se réincarnent et reviennent vers elle cycliquement jusqu’au jour où va se produire une transformation qui chamboulera le monde… Mélange d’érotisme inquiétant, de religion cosmique et d’apocalypse, c’est un des contes les plus réussis du livre.
Dans « Las lombrices » un pré-adolescent désœuvré et cruel torture des insectes et vers de terre dans le jardin familial, tout en redoutant les apparitions de la vieille sorcière propriétaire du terrain voisin, jusqu’au jour où elle va l’attirer chez elle. On retrouve le thème de la sexualité angoissante avec une créature repoussante ou dotée de pouvoirs surnaturels.
« Los festejos del fin del mundo » est un délire carnavalesque plein de créatures invraisemblables, entre Dali et Lewis Caroll, et d’accouplements monstrueux, dans une ambiance de fin du monde. Assez déconcertant.
« El regreso del Capitan Rayo » est un hommage à différents genres de littérature populaire ou de feuilletons télévisés pour enfants, entre histoires de détectives désabusés et de super-héros déchus. Dans une Montevideo sombre, inondée par la fonte des glaces, un détective enquête sur l’assassinat d’un propriétaire de chaine de télévision. Il va compter sur l’aide du principal suspect, un ancien acteur de série, héros de sa jeunesse.
« El regreso de los pàjaros » mêle la passion de l’auteur pour la peinture et un amour pour la ville de Montevideo. Un homme revient de Buenos Aires où il vit, pour liquider les biens de son père mort à Montevideo. Il s’agit de vendre une vieille maison à Montevideo, mais la rencontre avec un vieux peintre le fera changer d’avis, malgré les efforts d’un inquiétant agent immobilier.
« La pelìcula de Artaud », hommage à Antonin Arthaud, mériterait une relecture très actuelle à la lumière de ce que sera sans doute la révolution de l’intelligence artificielle dans le cinéma, avec la possibilité de réutiliser d’anciens films pour en faire de nouveaux.
« Luces del sur », en fait une histoire de succube est peut-être le plus perturbant des contes de la veine des sexualités monstrueuses, avec en plus une touche d’inceste. Un homme en plein divorce et au chômage, n’a d’autre solution que d’aller s’installer chez sa grand-mère, délaissée depuis des années. Sans gêne il se fait une place dans la maison de la vieille femme qui semble muette et l’ignore presque. Mais après quelques temps, elle commence à se glisser dans son lit la nuit. Prisonnier de la volupté et de la culpabilité, l’homme ne sait plus comment s’échapper, alors qu’il commence à deviner que cet être n’a que l’apparence de sa grand-mère…
« Los àrboles de Isaac Levitan » est encore une brève histoire de peintre qui, pour une mystérieuse raison m’a provoqué des réminiscences des livres de l’écrivain russe Anatoli Kim.
Enfin, « Colores peligrosos », éponyme de l’ensemble, et le plus long, nous plonge dans un pays au bord de la guerre civile artistique entre figuratifs classiques et adeptes de l’art abstrait. En exergue la phrase « Toute esthétique est politique » est attribuée à un certain général Màximo Santos récemment décédé en laissant un pays divisé. (il y a bien eu un général-président de l’Uruguay portant ce nom, mais c’était dans les années 1880). Des élections sont prévues. Au début le narrateur est plus préoccupé de ses affaires personnelles que de la politique. Il est un peintre dessinateur figuratif qui vit bien de son art en créant des couvertures pour la presse, tandis que sa fiancée Flavia est une artiste incomprise, adepte de l’abstraction. Un soir d’orage après une dispute, il trouve dans la rue un énorme chat blanc qu’il offre à Flavia en espérant une réconciliation. Malheureusement pour lui, cet animal va faire preuve d’un talent artistique inespéré, dans l’abstraction, et Flavia va entrer dans une relation fusionnelle avec l’animal qui atteint très vite une renommée exceptionnelle. Le couple semble se diviser à mesure que les tensions politiques croissent dans le pays, et que la haine du narrateur envers le chat s’exacerbe. Pablo Dobrinin laisse libre cours à son imagination et à son humour dans un conte un peu fou qui serait digne d’un bon dessin animé japonais !
Comptes-rendus de lectures (en français) sur des auteurs et livres d'Amérique du Sud non traduits en français. Blog créé et géré par un auteur péruvien (J. Cuba-Luque), un français (A. Barral) et une traductrice (L. Holvoet).
Trapiche : moulin à canne